Elle
(4)
Un nouveau souffle étrange entra dans la maison. Carine se mit au tri. D’abord la cuisine. Tout y passait. Pourquoi trois cuillères en bois, deux fouets, trois décapsuleurs, deux tire-bouchons, huit plateaux-repas (ils étaient quatre), cinq casseroles et quatre poêles alors qu’ils n’avaient que quatre plaques et que de toute façon on ne pouvait y mettre que trois ustensiles pour vraiment bien utiliser les brûleurs, une collection de baguettes japonaises en bois jetables que l’on ne jetait jamais, des bouchons de liège , deux balances, dont une à aiguille si précise qu’elle ne servait jamais, un placard entier de recettes de cuisine (finalement elle ne retrouvait jamais celle qu’elle voulait sur le moment et finissait par inventer les siennes) sans compter les saladiers, assiettes et verres de toute sortes, toutes tailles, toutes couleurs, version ébréchée ou complète ou encore les nappes. Quand elle eut fini de sortir tout son matériel de cuisine des placards, elle fut impressionnée de tout ce qu’elle avait entassé rien que dans sa cuisine au fil des années. Un poids étrange s’abattit sur ses épaules et une impression de suffoquer. Pourquoi tant de choses. Il y en avait pour plus d’une vie quand d’autres n’avaient rien. Elle eut soudainement honte de cette pléthore. Elle avait passé au moins deux heures à tout sortir. Elle réalisa soudain que les enfants rentraient dans trois heures, tout devait être rangé pour le goûter.
Elle n’avait pas envie d’y réfléchir. Elle prit une grande inspiration, yeux fermés. Elle sentait toujours le poids. Le calme était pesant également. Une chanson lui vint à l’esprit. Jérémie les avait bassinés avec un de ses albums pendant un mois entier, à tel point que David, Chloé et elle n’en pouvaient plus de l’avoir entendu. Il avait dû finir par s’en lasser car elle ne l’entendait plus. Elle sourit et alla fouiller son étagère pour le mettre dans le lecteur. Lorsque les premières notes retentirent, elle sentit l’énergie lui revenir, alla remplir un saut et commença à nettoyer les étagères des placards. Quitte à ranger, autant ranger dans du propre, et vu comment elle avait laissé tout ça s’encombrer, elle n’avait pas dû souvent entretenir. À grand renfort d’huile de coude, elle eut fini l’étape une en quatre chansons. Elle se mit au défi de remplir un placard par chanson ce qui incluait de trier, jeter, remettre. Plus aucune question ne saturait son esprit, juste ses émotions. Rien de rationnel. Et pourtant. Doublon, je donne, je garde celui qui est le plus pratique, trop grand, trop petit, ne me fait pas plaisir, pas utilisé plus d’une fois par an car corvée de nettoyage, bon débarras, pas utilisé depuis un an mais fait plaisir aux enfants, à garder. Elle se surprit à déplacer les objets. Combien de fois s’était-elle dit que ses rangements n’étaient pas pratiques et qu’elle perdait du temps pour trouver les choses. Elle avait aussi redécouvert des verres ou des nappes qu’elle avait oubliés remisés dans les placards les plus hauts. Motif : trop beau « à sortir pour les grandes occasions », peur de les abîmer. Un pincement au cœur la prit. Elle trouvait toujours ces objets aussi agréables et n’était pas satisfaite de ceux du quotidien, les fameux verres à moutarde, ou les multicolores ou les cadeaux qu’on ne craindrait pas de casser mais qui ne nous plaisaient pas finalement. Et si elle avait envie de boire dans un verre sculpté ou de mettre une nappe brodée tous les jours. Qu’est-ce que ça pouvait faire ? Oui c’était futile ! Elle s’en fichait. Elle ne garderait que les verres qui feraient plaisir aux enfants selon le héros préféré du moment et exit les autres. D’ailleurs une fois la table débarrassée, elle eut envie de la préparer comme pour les fêtes. Elle sortit une jolie décoration, les serviettes en tissu, des beaux verres et les belles assiettes. Ça manquait de fleurs, elle y penserait pour une prochaine fois. Elle regarda ce qu’il restait. Des choses à jeter, des choses à donner. Restait quand même à trier les fameuses recettes. Elle eut des scrupules à tout donner à la mère de Nissa. Elle se rendait compte maintenant de comment elle avait encombré sa cuisine, elle ne voulait pas encombrer quelqu’un d’autre. Et il faudrait faire pareil dans les autres pièces. Au vu du volume ici, ça ferait beaucoup. Ils étaient dans le besoin mais n’était pas un débarras. Elle regarda également tout ce qu’elle devait jeter et fut mal à l’aise devant la quantité de déchets produits. Bon, elle avait les besoins de ses plans de travail pour préparer le repas du soir, les enfants n’allaient pas tarder. Elle souffla, se rendit compte qu’il n’y avait plus de musique et que c’était comme si ça avait freiné son élan, ou bien c’était parce que ça faisait déjà quatre heures qu’elle s’y était mis. Elle changea de CD. Elle prit des caisses, répartit l’ensemble de ce qui traînait encore entre « à jeter » et « à donner ». La mère de Nissa choisirait uniquement ce qu’elle voulait et le reste irait à des associations que ça pourrait intéresser, sinon à jeter mais en recyclant le maximum. Elle posa les caisses contre le mur, se retourna vers la cuisine, rouvrit les placards et admira l’ordre et la clarté qui s’en dégageaient. Une brise de contentement la traversa. Elle souriait encore quand David rentra avec les enfants. Elle enchaîna ainsi pièce par pièce : le salon, la salle à manger, la salle de bains, le garage. Jérémie fut assez inquiet devant ce tourbillon révolutionnaire et David ne retrouvait plus aucune affaire tant elles étaient déplacées. Chloé, elle, était ravie de tous ces changements, même si elle avait revu son propre tri à la baisse à la demande de ses parents car il lui fallait quand même des vêtements. Néanmoins cela avait permis de se rendre compte que oui, en effet, comme le clamait souvent l’intéressée, elle n’avait plus rien à se mettre. Karine avait pris le parti de ne toucher ni aux affaires de David, ni à celle de Jérémie. Elle ne s’attendait pas à ce qu’ils s’y mettent. C’était son besoin de s’alléger, d’y voir clair.
Nissa et sa mère passèrent un soir. Elles venaient de trouver un appartement en attendant les réparations de l’assurance. Ça paraissait tant pour elles et si peu pour Carine et Chloé. Elles avaient encore besoin de tant de choses. De meubles notamment, un frigidaire. Carine réussit à leur constituer une batterie de cuisine, un jeu de vaisselle, un trousseau de linge assez maigre. Nissa prit quelques jouets et livres. Jérémie continuait ses devoirs sur la table de cuisine. Il levait la tête de temps en temps, réfléchissait. Carine et Chloé les raccompagnèrent à la porte. Elles refusèrent les remerciements, regrettèrent de ne pouvoir faire plus. Nissa et Chloé se dirent à demain. Une fois la porte refermée, elles restèrent toutes les deux dans l’entrée, se prirent dans les bras et avancèrent vers la cuisine. Chloé embrassa sa mère puis alla regarder un dessin animé pour se changer les idées. Carine retourna à la cuisine préparer le repas. Jérémie la regarda, les yeux troublés.
-On a de la chance, hein, maman…
Un sentiment profond d’amour envahit Carine.
-Oui… On a de la chance.
Jérémie se replongea dans ses devoirs.
Vous devez êtreconnecté pour poster un commentaire.