Graines (6)

Graines (6) 800 400 Les rivières de [mo]

Lui 

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Il s’était soudain senti vieux. Impression étrange et violente quand il avait franchi les portes de l’ascenseur, croisé ses collègues qui lui avaient lancé des bonjours punchis, survitaminés et factices sans même s’informer des raisons de son absence, sans même qu’ils aient semblé remarquer son absence. Deux jours, c’était une éternité dans cette boîte où il fallait toujours être au taquet. Des sprints quotidiens. Il n’était pourtant pas âgé, mais n’était plus parmi les bébés. Encore un jeune loup pour les vétérans et un expérimenté abordable pour les fraîchement sortis de la fac (comprenez deux ans). Il avait été cité plusieurs fois comme modèle à la fois de dynamisme investi et de persévérance, la même qui disparaissait rapidement chez les nouveaux du métier. Il se surprit plusieurs fois à constater chez ses collègues des expressions, des mimiques qu’il trouvait caricaturales, fausses et qui pourtant venaient de lui. Il les employait encore la semaine précédente. Quel joli jeu drôle ! Il rigola intérieurement, de qui s’était-il moqué ? L’arroseur arrosé ! Il s’absorba rapidement dans son travail, il devait reprendre le plus rapidement possible le fil des deux derniers jours. Son esprit décrochait régulièrement. Entre deux divagations, son regard s’arrêta sur Gilles, un dinosaure ici, père de famille, un autre univers. Enfin, ça, c’était ce qu’il pensait la semaine dernière. Il se sentait plus proche de lui maintenant. Revenant de la machine à café, celui-ci s’approcha de lui :

-ça va Thomas ?

Thomas hocha positivement la tête, les yeux fixés sur le gobelet à la main de son collègue et s’en rendant soudain compte secoua la tête.

-Oui, pardon, j’étais perdu dans mes pensées.

-C’est pas souvent justement, t’étais pas là ces derniers jours, pas de soucis j’espère ? Excuse-moi de te dire ça mais, t’as quand même une salle tête !

Thomas réalisa que c’était la première personne qui se souciait de lui depuis 72 heures, et même depuis rien. Hormis ses parents dans son entourage personne ne se souciait de lui, des potes de bureau, des potes de sport, c’était tout. Il fut surpris de la sincérité de son collègue. D’autres n’y auraient vu qu’une occasion de le doubler. Lui c’était différent. Thomas releva les yeux vers son collègue.

-Ça va, merci, j’ai été un peu malade, mais ça va mieux.

-Toi ? Malade ? Bah dis donc tu dois être crevé parce que je t’ai jamais vu malade depuis que tu bosses ici !

Ce n’était pas faux.

-Écoute Thomas, crois-moi d’expérience, si tu passes le cap après ce seras bon, d’autres ont lâché bien avant toi, on y passe tous de toute façon, accroche-toi !

Thomas réalisa à quel point son collègue avait tapé juste. Le cap à passer, la fatigue. Un ancien (pas si vieux au final) qui vous disait ça, il en savait forcément quelque chose. Ce que lui ne savait pas , c’était s’il avait vraiment envie de le passer ce cap, de rester à vendre du vent, faire de l’argent, travailler son discours, son allure, son physique. Une belle coquille d’œuf toute dorée. L’image lui gifla la figure. Il se sentait inconsistant. Il n’avait même pas remarqué que Gilles était déjà reparti à son bureau. Il se leva à son tour pour se recharger en café, se demandant en appuyant sur le bouton si au moins il y avait vraiment du café dans son café, finalement se dit qu’il valait peut-être mieux qu’il ne sache pas. De la même façon, il se demanda comment été produit les gobelets en plastique, combien étaient payés les ouvriers dans les usines, puis s’imagina qu’il n’y avait plus d’ouvriers, juste des machines. Le café avait un goût amer de conservateur. Il était peut-être temps de changer. Il parcourut des yeux l’open space et repensa aux fourmilières de sa jeunesse, les ouvrières construisaient des choses utiles à la société. Et lui ? Est-ce que les représentants étaient contents de vendre du café aussi dégueulasse ? Ersatz lyophilisé reconstitué. Il eu soudain envie de fraîcheur, de fruits, de légumes, de douceur. Le distributeur ne proposait que de l’industriel et raffiné. Il prit avant es autres une pause déjeuner (même si celle-ci n’existait pas vraiment chez eux, un sandwich devant un écran n’était pas vraiment une pause). Lorsqu’il arriva dans la rue, il découvrit qu’il ne la connaissait pas vraiment, il ne savait pas où se nourrir autrement qu’en décrochant son téléphone et en passant commande pour livraison. Dans son répertoire, il n’y avait aucune nourriture saine de toute façon. C’était étonnant qu’il n’ait pas pris de poids depuis le début de sa carrière. Il pensait qu’il avait un bon métabolisme mais ce n’était peut-être finalement qu’un rythme de vie complètement anarchique bourré d’adrénaline qui lui faisait brûler la vie par tous les côtés. En fait, il n’y avait que des chaînes de restauration. Il regarda plusieurs cartes. Rien qui n’avait l’air très frais. Il souffla, se retourna, regarda vaguement le trottoir d’en face. Une devanture vert-orange attira son regard. Il était passé devant dix minutes plus tôt, ne s’était pas arrêté, n’avait même pas remarqué la boutique. Fruits et légumes frais, salades, quiches, soupes sur place ou à emporter. Il traversa la rue à nouveau et entra dans la boutique. Trois tables, un comptoir devant la baie vitrée avec des tabourets, le service en fond de salle. Une quiche du jour, une soupe du jour sinon des salades et gratins, quelques boissons, pâtisseries, un choix restreint, la promesse du fait maison à partir de produits frais.

-Bonjour, que puis-je faire pour vous ?

-Euh… Je découvre la boutique. Ça fait longtemps que vous êtes là ?

-Trois ans !

Thomas réalisa qu’il ne sortait jamais de son immeuble pour manger.

-OK.

Il regarda les propositions de formules.

-Euh… Je vais prendre la soupe du jour.

-Plus de soupe du jour.

-OK, la quiche alors ? !

-Pareil, la dernière vient de partir. Il reste salade, gratin…

Le serveur fit un geste vers le présentoir.

-Whaou, ça part vite chez vous ! ?

-Oui, on fait des petites quantités pour qu’il y ait le moins de restes possible, c’est la politique de la maison.

Cela intéressa Thomas.

-Donc produits frais et pas de restes ?

-C’est ça ! Et produits de saison, pas de tomates en hiver chez nous et on invite nos clients à trier les déchets mais bon, c’est pas évident à réduire en restauration à emporter.

Thomas sentit alors un étrange sentiment de gratitude mêlée d’angoisse.

-Et ça marche ?

-Ça fait trois ans qu’on est là, répondit le serveur avec un sourire.

Thomas fut soulagé sans raison, sourit.

-Oui, pardon, je vais prendre la salade sicilienne.

-Boisson, dessert ?

-Merci, ce sera tout.

Il régla, retourna au bureau, s’installa devant son écran, songeur et apaisé.

 

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