Elle
(5)
Carine n’avait donné aucun vêtement à la mère de Nissa. Elle ne faisait pas la même taille et surtout elle ne les avait pas encore triés. Pour être honnête, il y avait pour elle à travers les vêtements quelque chose de personnel, de l’ordre d’une identité. Quand elle était petite, elle récupérait les vêtements des aînés qui n’étaient ni trop usés, ni trop petit. Les trop grands elle devait s’en accommoder. Vêtements de fille ou de garçon, un vêtement était un vêtement. Quand elle était devenue adulte, avait touché son premier salaire, elle s’était fait une garde-robe et elle gardait chaque pièce précieusement. Là devant sa penderie, elle constatait également le cumul des années, chaque mode ou saison passée et par déduction son âge à elle. Elle comprenait que faire le ménage là-dedans ne libérerait pas que de l’espace. Mais à chaque pièce qu’elle prenait, c’était une partie d’elle-même qu’elle touchait. Et pourtant quel sens cela avait-il de garder les vêtements trop grands, trop petits, les pantalons de grossesse, les au cas où. Elle avait les tailles « fin de fêtes de fin d’année », ceux qui vont comme un gant quand on sent qu’on a enflé, les « j’ai repris le sport et ça se voit, en tout cas moi je le sens », les « ça c’est ma taille de tous les jours » et dans un recoin souvent inexploré, quand on souhaitait s’offrir un peu de rêve teinté de nostalgie les « un jour je re-rentrerai dedans ». RI-DI-CU-LE. Elle ne comprenait pas comment elle était passée du « ce n’est qu’un bout de tissus utile et pratique » de son enfance à cette seconde peau, à croire qu’elle avait remplacé le doudou de ses cinq ans. « Aller Carine, tu une femme adulte et forte maintenant. » Pas si forte en fait, le colosse venait de s’effondrer. Elle avait fait comme si, en fait, elle avait fait comme on lui avait fait croire qu’elle était censée faire. Être une femme accomplie auprès de son mari, professionnelle aguerrie, efficace, une mère parfaite. Elle n’était pas sûre que les féministes aient anticipé ce retour de manivelle quand elles avaient clamé l’égalité. Il n’y avait aucune égalité. De l’esclavage en plus oui ! Aucun mec n’avait cette pression sociale et le reproche parallèle que les femmes l’avaient bien cherché ! Sa penderie lui en paraissait d’autant plus risible. Un résumé du lavage de cerveau permanent qu’elle subissait. Un noyau de colère se réveilla dans son ventre, sa gorge, sa poitrine. Vieille amie. Je comprends maintenant ton origine. Elle posa un dernier regard sur ses vêtements, referma les portes mi dégoûtée, mi nostalgique. Trop de choses tournaient à nouveau dans sa tête. Elle retourna s’allonger. Elle aurait voulu pleurer, plus rien ne sortait. Et pleurer quoi ? Sa bêtise ? Quel chemin allait elle prendre maintenant ? Une chape de fatigue s’abattit sur elle. Son regard se perdit dans le relief des draps, le plissé, les ombres, les dunes du Sahara, elle sentit la chaleur, se fondit dedans et s’y perdit.
David la réveilla à son retour. Son visage était marqué par son angoisse. Elle pouvait lire toutes ses questions. Avait-elle rechuté ? Allait-elle rester alitée comme la dernière fois ?
-Ça va ?
-Oui, elle était hagarde. Tu es déjà là ?
Elle se rendit compte qu’elle s’était endormie pendant plusieurs heures. David ne pouvait décidément pas compter sur elle en ce moment. Rien n’était prêt, elle était à moitié sonnée et heureusement qu’elle ne s’était pas engagée à aller chercher les enfants.
-Je suis désolée.
-De quoi ? Le regard de David se fit plus tendre.
-D’être un poids. Je sers à rien.
-Non, non, non, non, non, chut… Il la prit dans ses bras, c’est moi qui m’excuse. Je t’avais vue tellement mieux ces derniers temps que j’ai crus que s’était passé. J’étais bête.
Il l’embrassa sur le front.
-Les enfants font leurs devoirs. Tu te sens de descendre.
Elle fit un signe affirmatif et résolu de la tête.
-Tu veux manger quoi ce soir ? J’ai plus d’idée, j’ai tout épuisé.
Elle sourit en le regardant.
-Oui, je sais d’habitude c’est toi qui demande ça!
Il leva les paumes de main en l’air.
-Je m’excuse pour toutes ces années de non-participation à la préparation des menus.
Il prit un air penaud pour se faire pardonner.
-J’ai envie de rien, je me réveille tout juste alors…
Il souffla d’un air faussement désolé.
– ça sent le pain perdu ça ! Tant pis pour les légumes !
-On fera avec, ou plutôt sans. Tant pis, ajouta-t-elle du même ton en se hissant du lit pour descendre.
-Eh les enfants, regardez qui j’ai trouvé en état illégal de sieste ?
Jérémie et Chloé tournèrent la tête vers leur mère d’un regard accusateur. Jérémie attaqua le premier :
-Une sieste après 15h00 ?
-Mais maman, tu sais bien que tu ne vas pas bien dormir si tu fais une trop grosse sieste enchaîna Chloé d’un ton professoral.
Carine embrassa ses enfants.
-Ce soir pain perdu !
Chloé fit un waouh de joie et Jérémie retira ses propos sur la sieste.
-Je vous autorise même à manger au-dessus de vos cahiers !
Chloé eu l’air soudain inquiète.
-Mais maman, on va pas manger de légumes ?
-Tu peux en faire si tu veux !
-Non, ça va, et elle retourna rapidement à ses devoirs.
Carine et David s’activèrent en cuisine, alternant touillage, trempage, cuisson, service à l’assiette et quelques tendresses. Chloé et Jérémie échangèrent quelques regards par-dessus la table. Jérémie souffla, posa son crayon et regarda vers ses parents.
-ça va Jérémie ? demanda son père.
-J’ai pas envie de travailler !
-Bah ne travaille pas, répondit Carine en retournant le pain dans la poêle.
Trois têtes se tournèrent vers elle, yeux ronds, interrogateurs. Le premier à briser le silence fut David.
-Quoi ?
-Oh écoute, j’ai pas envie de me battre. Une soirée tranquille à quatre.
David acquiesça machinalement. Carine avait toujours soutenu les enfants dans leurs efforts, lui se reposait sur elle. Il prenait petit à petit conscience ces derniers jours de l’ensemble de la charge qui reposait sur les épaules de sa femme, dans les moindres détails. Il prit une inspiration et réfléchit à la place de Jérémie et Chloé. Il se tourna vers Jérémie.
-Fait comme ça te paraît le plus juste.
Il embrassa à nouveau sa femme et retourna avec elle à la préparation du repas. Jérémie se retourna vers sa sœur qui le fixait elle aussi. Elle haussa les épaules en hochant négativement de la tête et elle termina son calcul. Jérémie la regarda un instant travailler, puis se concentra sur son cahier, reprit son crayon et s’y remit. David et Carine les rejoignirent à table. Chloé finissait de ranger ses affaires. Jérémie garda une leçon pour après. Il semblait fatigué et ailleurs.
-Au fait, ton exposé sur l’eau ça a donné quoi ? lui demanda sa mère.
Il bougea une épaule laconique en touillant dans son assiette.
-Tu l’as présenté ?
-C’est pour vendredi.
-Et tu avances comme tu veux ?
Il regarda dans le vide puis regarda sa mère.
-Bah, en fait je sais pas comment j’vais l’faire. Tout le monde va mettre le dessin du cycle de l’eau et tout, mais moi je voudrais faire un truc différent.
-Différents comment ?
-Bah tu sais, y’avait ce truc sur la mer qui s’est asséchée et puis sur comment ils ont arraché les forêts et du coup n’avait plus d’inondations ou un truc comme ça.
David posa ses couverts pour mieux écouter.
-Je sais pas comment je pourrais faire mais j’me dis que c’est quand même grave et tout ça et du coup j’voudrais en parler. Tu vois ?
Carine hocha la tête positivement.
-C’est un gros projet, remarqua-t-elle.
-Ouais, c’est important, enfin je crois. Tu crois pas toi ?
David intervint sentant Carine en pleine réflexion.
-Tu veux que je regarde avec toi ? On pourrait voir ce que tu as déjà comme documents et comment les mettre dans l’ordre, tu y verras peut-être plus clair ?
-Ouais, il regarda son assiette, leva les yeux puis repartis vers son assiette, ouais, ce serait cool ! Merci.
-On voit ça demain quand je rentre, OK ?
-OK.
Et Jérémie enfourna une grande bouchée de pain perdu. Le reste de la soirée se déroula sur la même tranquillité. Ils s’installèrent en famille sur le canapé. Jérémie, un cahier sur les genoux, remuait les lèvres et comptait sur les doigts les parties de sa leçon. Chloé s’était blottie entre ses parents pour regarder le début du film du soir.
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