Graines (4)

Graines (4) 800 400 Les rivières de [mo]

Elles

(3)

 

Une foule de questions la traversait en permanence. Allaient-elles un jour retrouver leur vraie nature ? Fallait-il céder à cette forme d’agonie ? Et même si elle ne connaissait pas l’avenir, elle sentait au plus profond d’elle-même que ce n’était pas comme ça que tout cela était censé se passer. Comment le savait-elle ? Elle ne le savait pas. Justement, elle le vivait, ou plutôt, elle ne le vivait pas. Exit le sentiment d’accomplissement. Exit la douce résonance de la confiance et de la complétude. Exit la cascade vertueuse à laquelle elle était censée participer. Ah, combien de fois elle aurait voulu abandonner. À chaque nouvelle agression, à chaque disparition du peu de sympathie qu’elle avait pu trouver dans cet environnement hostile, à chaque fois que sa solitude la plongeait dans le désespoir, elle se disait que ce ne serait peut-être pas si grave si elle cédait, si elle donnait ce que les autres attendaient, si elle se mettait à germer contre son gré.

Et puis son écorce se resserrait autour d’elle, la contraignait de toutes ses forces et lui rappelait violemment qu’elle ne pouvait pas faire ça, se laisser mourir pour quelques fruits chétifs, pauvres et stériles. Tout ce potentiel serait gâché et tout cela n’aurait servi à rien, personne n’en retirerait les bénéfices. Et elle ne serait pas moins malheureuse. Elle partirait, certes, mais pleine de regrets et de ressentiment. Alors lui revenait pour quelque temps cette rage de continuer dans l’attente d’un signe. Et le signe ne venait jamais et les attaques étaient plus massives et cette terre se dépeuplait et les récoltes étaient de moins en moins bonnes et le désespoir était de plus en plus grand et avec le désespoir, la rage de forcer la terre elle aussi. Et le cercle était sans fin. Que pouvait-elle faire elle dans tout cela ? Alors elle se faisait ces défis/promesses qu’on se fait parfois, s’il passe une fourmi, je tiens une journée de plus, s’il passe un coléoptère, une demi-journée. Mais les insectes devenaient de plus en plus rares et elle raccourcissait de plus en plus la durée qu’elle était capable de supporter. Viendrait ce jour où il n’y aurait plus que les nuages pour passer au-dessus d’elle et les monstres de ferraille.

Parfois, quand tout était calme autour d’elle, elle se replongeait dans ce temps où elle était entourée de ses compagnes, collées les unes aux autres, à la fois seule et des milliers. Vu d’ici ça lui paraissait tellement chaleureux, tellement sécurisant et elle reprenait chaque fois de cette chaleur, chaque fois de cette sécurité pour l’ancrer en son centre et se donner le courage d’attendre encore. Attendre qu’il se passe autre chose, attendre qu’elle puisse suivre un chemin. Et dans ces moments-là, une autre angoisse la prenait. Et si elle ne le voyait pas ? si elle ratait le signe, ou ne faisait pas ce qu’il fallait ? Elle s’immergeait alors encore un peu plus dans son passé, un peu plus dans ses souvenirs, dans ce cocon et dans tout ce partage qu’elle avait vécu avant, jusqu’à retrouver le chant du grand projet. Elle voulait y croire. Elle y croyait. Elle attendrait encore cette fois. Elle trouverait.

 

Lui 

(3)

 

Il avait fini par retourner travailler, comme ça, par réflexe. De façon un peu mécanique, il s’était levé, avait pris sa douche, s’était rasé. Il n’y avait presque plus de mousse dans la bombe. Il devrait en racheter. Il enfila sa chemise, son pantalon, serra sa cravate, attrapa son pardessus et sortit de chez lui, aussi simplement.

Ses pas le guidèrent sans qu’il n’eu à réfléchir. Il descendit dans les sous-sols du métro, prit le labyrinthe de tunnels blafards jusqu’au quai, monta dans la première rame, s’accrocha à la rampe au-dessus de sa tête, fixa ses pieds. Et puis, il se rappela où il était. Il releva la tête et brisa cette règle tacite des transports en commun. Il regarda les autres. Pas machinalement, pas les yeux hagards. Non. Il les regarda avec intérêt.

Était-il le seul à s’être réveillé ? Le seul à avoir envie d’autre chose ? et s’il en croisait un autre comme lui, le reconnaitrait-il ? Est-ce que, comme lui, il regarderait les autres dans le métro ou dans la rue ? Où se trouvaient les gens comme lui, les perdus, les secoués de la vie ? Finissaient-ils SDF par refus de la société ?

Il détailla les installations, se demanda où les sièges avaient été conçus, comment leurs coques avaient été moulées, avec quelles émanations. Il eut du mal à respirer. Tout autour e lui devenait soudainement toxique. Il ferma les yeux jusqu’à la fin de son trajet attendant la voix qui lui indiquait son arrêt. Il n’eut l’impression de reprendre sa respiration qu’à l’extérieur de la rame. Il replongea dans ses automatismes pour se préserver. Il réémergerait plus tard, quand il serait arrivé.

 

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