Graines (1)

Graines (1) 800 400 Les rivières de [mo]

Moi

 

Depuis des mois, je sens cette boule qui me prend et me serre, m’oppresse. Elle revient par vagues à chaque constat, chaque observation de notre destruction, chaque jour à me questionner sur chacun de mes gestes, leurs impacts sur la planète, sur eux, sur nous, sur moi.

Il aurait été facile de conclure que je fais une dépression et c’est vrai, j’en fais une. Quand je pleure devant mon plateau-repas dans l’avion où je suis parqué et nourri comme les cochons que l’on gave, que je tiens mon gobelet de café chez le coiffeur, la nausée au fond de la gorge, c’est le prix que je paie chaque jour ma prise de conscience. Et je pourrais en rester là, à constater chaque jour ces dégradations, l’oubli de l’humain, de la nature, au bénéfice du profit, m’effondrer, rester au lit sous ma couette et cultiver le déni.

Et il y a ces infimes détails de la vie, et il y a ces moments où l’on se sent utile, et il y a ces personnes et ce que l’on partage avec elles.

Alors, j’ai décidé de faire autre chose. À mon tour d’être passeur de graines. Puisse chacune germer à sa façon, à votre façon, maintenant ou plus tard, comme vous le préférerez  ou autrement.

 

 

Elles

(1)

 

Il faisait noir et sec.

Elles étaient entassées les unes contre les autres sans quasiment d’espace entre elles. Comme agglutinées.

Il faisait froid aussi, parfois frais. Et rien ne bougeait, rien ne se passait. Aucun espace à gagner, aucun mouvement. Juste le contact de sa voisine, et de l’autre, et l’autre encore à côté.

Était-ce réconfortant cette proximité ? Elle ne savait pas. Elle était comme endormie, les sens engourdis par cette absence de tout. Le rien définissait cet environnement dans lequel elle n’évoluait pas. Elle en avait oublié son rôle, sa fonction, peut-être même ce qu’elle était. C’est pourtant étonnant de voir que certaines choses dans le fil du temps ne se développent pas. Ne régressent pas. En apparence du moins. Que se passe-t-il vraiment sous cette surface lisse, régulière, aux teintes chaleureuses ?

Elle attendait. Elle allait attendre longtemps. Ses compagnes étaient-elles dans la même expectative ? Étaient-elles résignées ?

Elle-même perdait courage parfois ou tout du moins espoir. De quoi ? Elle ne le savait pas. Ayant perdu de vue ou de mémoire le grand projet, elle s’était déconnectée de son être. Peu à peu, elle s’effaçait.

Il lui semblait pourtant que la vie devait évoluer sans se poser de questions, avancer ou mourir, c’était dans la nature des choses. Ce néant, lui, ne l’était pas. Ce qui la gênait le plus, c’était de finir par s’y habituer, y trouver un confort, un cocon protecteur, retirée du monde et de ce qui s’y passe. Les habitudes se prennent vite. Étaient-elles bonnes ou mauvaises, ça non plus elle ne le savait pas. Certains jours, elle faisait le compte de tout ce qu’elle ne comprenait pas, ne connaissait pas. Une angoisse terrible la prenait de ne jamais avoir l’occasion de vivre tout cela, de le voir. D’autres jours, une voix profonde en elle l’invitait à prendre encore davantage de temps. Ce mot « patience » raisonnait en écho parmi elles toutes comme un chant les unifiant dans un avenir commun et confiant.

Lentement, progressivement, cette musique prenait le dessus et elles s’endormirent toutes.

 

 

Elle

(1)

 

Elle aimait arriver à son travail tôt ou du moins avant les autres. Profiter du calme des locaux, tranquillité avant la tempête dans cette fourmilière de productivité. Elle aimait aussi aller à la salle de sport tôt, que les habitués, chacun dans leur bulle, casque sur les oreilles, appareil après appareil pour ensuite enchaîner une journée bien organisée avec l’énergie de la séance du matin. Petite parenthèse de calme tout en étant active.

Elle commençait toujours par allumer son ordinateur. Le temps qu’il se lance, elle pouvait trier les sujets par ordre de priorité à traiter. Ce qui était urgent, ce qui avait déjà été reporté une fois par manque de temps, et puis, les autres, par ordre d’arrivée. Sur son bloc-notes, elle répertoriait le moindre petit détail, un mail envoyé, un appel à passer, une relance, pour être certaine de ne rien oublier. La liste serait parcourue plusieurs fois dans la journée et viendraient s’y ajouter au fil des heures d’autres tâches emplissant progressivement l’espace blanc de griffonnages, flèches, encadrements divers, ratures de multiples couleurs selon un code connu de elle seule. Le soir avant de partir, elle prendrait soin de remettre son outil au propre afin d’attaquer une nouvelle journée selon la même efficacité. Rapidement, elle consulta les premiers mails et les organisa de la même façon par priorité, répondant à certain immédiatement, en classant d’autres, ajoutant au bloc-notes d’autres demandes. Ce rituel passé, elle pouvait enfin passer à son travail proprement dit.

Les vagues successives de collègues emplissaient progressivement l’open space de son bourdonnement caractéristique. Elle prit une grande inspiration, souffla et replongea la tête dans son écran. Venait toujours un temps où son corps réclamait une pause. Les yeux clignaient, les épaules et le dos endoloris induisaient les mouvements de contorsions signal de la nécessité de se mouvoir. Elle profitait alors d’une pause pour prendre une bouteille d’eau dans le frigo commun, ou prenait l’excuse d’une photocopie pour se dégourdir les jambes. Elle se dirigea vers la salle de repos. Il commençait à faire chaud en cette saison, l’air se réchauffait et il ferait vite chaud dans cette ruche entourée de verrières. Elle regarda les étagères remplies de petites bouteilles fraîches, une nappe bleutée apaisante. Elle referma la porte, s’appuya sur le comptoir en ouvrant machinalement sa bouteille, en pris quelques gorgées en regardant la poubelle vide. Elle réfléchit aux étapes suivantes de son programme, se fixant des objectifs avant la pause du midi et retourna à son poste.

Elle éprouvait toujours une satisfaction personnelle à rayer un à un les éléments de sa to do list. De mini victoire en mini victoire afin de ne pas sombrer sous l’ampleur de la tâche. Ces derniers temps, c’était devenu beaucoup plus difficile. Une collègue en arrêt maladie longue durée, non remplacée, son travail avait été réparti sur plusieurs personnes mais c’était à elle que l’on s’adressait en priorité. Elle la sympa, elle la plus efficace. Elle qui ne s’en sortait plus de ses listes impossibles. La chaleur montait dans l’espace, elle finit plus rapidement sa bouteille. La poubelle de la salle commençait à se remplir. Elle enleva les deux ou trois bouchons oubliés pour les mettre dans le collecteur sur la desserte, repris une bouteille. Elle songea que la poubelle déborderait bientôt comme chaque été et elle regretta une fois de plus la fontaine à eau, moins encombrante. Les bouteilles lui avaient été préférées car recyclables contrairement aux gobelets. Elle songea à combien avait dû remporter l’appel d’offre pour choisir cette marque d’eau plutôt qu’une autre.

-Encore perdue dans tes pensées ?

Elle regarda Christophe l’esprit vide et lui sourit.

-Un peu fatiguée, confirma-t-elle.

-On va la salle de sport ce midi, ça te dit ?

-Merci, j’y suis allée ce matin.

-T’es une matinale, je sais pas comment tu tiens à cette cadence, fais un peu plus de pauses. T’as déjà l’air d’être à ce soir !

Elle sourit.

-Merci, c’est juste qu’il commence à faire chaud ici.

-A qui l’dis tu, d’ici deux heures, je pense qu’il faudra travailler en short ! Je prends du ravitaillement.

Il la contourna jusqu’au frigo. Muni de trois bouteilles, il ajouta :

-Et ils ont décidé d’attendre pour mettre la clim… trop cher.

Elle hocha pensivement la tête le regard posé sur les bouteilles dans les mains de Christophe.

-Allez, j’y retourne, bonne séance ce midi.

-Ouais, à tout à l’heure.

-Dis ? Héla-t-il.

Elle se retourna.

-On te ramène un sandwich ?

-Merci, j’ai ma gamelle, elle réfléchit, mais… Je suis pas contre un brownie.

Il sourit.

-OK, ça marche, à toutes.

Elle mangea son repas devant son écran, comme souvent ces derniers temps. Elle se rendit compte qu’elle ne prenait même pas le temps d’apprécier sa salade. Elle avait pris plus de plaisir à la préparer dans l’idée de la savourer et elle finissait ingurgitée en regardant de nouveaux mails. Elle se consola en se disant qu’elle prendrait plus de temps avec son gâteau quand il arriverait. C’était quand même dommage, de bonnes tomates et de la salade du producteur bio, de la mozzarella, un trait d’un délicieux vinaigre balsamique, du basilic, de l’ail frais lui aussi bio, de l’huile d’olive sélectionnée par ses soins chez un vendeur spécialisé. Elle regarda sa gamelle vide et essaya de retrouver le parfum de son repas dans sa bouche. L’ascenseur s’ouvrit au loin sur le groupe des sportifs, frais douchés, son brownie arrivait, tendu par une main conviviale et joviale.

-Merci, t’as le ticket ?

Elle déballa l’écrin de plastique transparent, prit une bouchée et s’adossa à son fauteuil en écoutant ses collègues rigoler des péripéties du midi. Le sucre lui fit du bien. Elle se surprit à penser que ce n’était pas le goût du chocolat qu’elle avait attendu mais celui du sucre. Une collègue l’interpella :

-Ça y est ? T’as ta dose ?

La bouche pleine, elle ne put répondre mais leva un sourcil interrogateur.

-De brownie ?

Tout en mâchant, elle regarda le gâteau entamé dans ses mains. Ils n’étaient plus si bon et pourtant ces derniers temps elle en avait pris tout les midis. Ça ou un cookie ou autre chose, recette chocolat et sucre. Elle regarda machinalement la composition sur l’emballage. Elle le leva vers sa collègue :

-C’est à base d’E, c’est forcément bon !

-Ah non merci, pas d’industriel pour moi !

Elle jeta le plastique dans sa poubelle du bureau et finit son dessert. Elle admirait sa collègue Claire, saine, équilibrée, sportive. Elle ramenait toujours son repas, son mug, sa serviette, ne mangeait pas de sucre et surtout elle s’y tenait. Elle pensa qu’elle n’aurait jamais cette rigueur.

L’après-midi s’enchaîna rapidement. Elle s’organisa encore deux ou trois micropauses. Celle des photocopies. Celle des toilettes. Elle remarqua que le papier essuie-main était vide et la poubelle pleine. Elle souffla, essuya ses mains sur son jean et ne comprit pas pourquoi ils n’avaient toujours pas mis de séchoir. Elle sourit sur le trajet vers son bureau en pensant qu’il lui faudrait aussi une liste sur toutes ces réflexions. Elle ajouterait le tri des papiers pour le recyclage à la fontaine à eau avec des verres et au séchoir à main des toilettes. Une fois assise, elle se refixa les objectifs pour les deux dernières heures de travail.

 

Lui

(1)

 

Comme tous les soirs, il rentrait exténué du travail. Il faisait noir dehors, les fenêtres des immeubles voisins, à quelques exceptions, étaient closes sur un monde endormi. Lui commençait sa troisième journée.

Il y avait la journée de boulot, la recherche de rendement, faire du profit, toujours plus de profit, être à la pointe de la tendance, flirter avec les technologies, vendre du rêve éphémère avant de passer à une nouvelle mode. Être sur le qui-vive, hypervigilant, hyperactif, toujours en forme, hyper accueillant, avoir les dents longues, plaire à tout le monde pour se vendre et vendre ses idées ou l’inverse, il ne savait plus. Etre dans la séduction, être plus et augmenté. Jusqu’à la deuxième journée, afterwork, garder le rythme, le cross des contradictions. Être svelte, sportif, sain et savoir faire la fête, tenir l’alcool, enchaîner les journées sans sourciller. Rester indéfiniment jeune, dynamique, agréable avec juste la pointe de cynisme pour désarçonner l’autre avec humour. Toujours avoir l’air brillant, l’esprit vif et en même temps patient et à l’écoute sans paraître calculateur. Se lâcher mais pas trop pour ne pas faire de vagues sur la première journée suivante.

Avec le temps, était arrivée pour lui, la troisième journée. Loin des trépidations des deux premières, loin de toute cette agitation. Et pourtant… À peine la porte ouverte, puis refermée et verrouillée, chaussures enlevées, le manteau encore sur le dos, les orteils libérés, dégourdis, dans la pénombre du soir, juste éclairée par la lumière de la rue filtrant à travers les stores, il s’écroulait dans le canapé. Et dans ce geste machinal, empreint d’une lenteur marquée par la lassitude, il appuyait sur les touches de la télécommande direction le programme continu des informations. Il avait commencé ce rituel plusieurs années avant. Se tenir informer, comprendre le marché, anticiper ses réactions, recevoir en alerte sur son téléphone les derniers éléments avant de prendre toute décision, avant de tout changer sur un revirement de situation.

Et puis, au fil du temps, cela avait pris une autre teneur. Il savait parfaitement situer le point de départ de tout cela. Il y a des événements dans une vie qui marque toute une population. Tout le monde sait ce qu’il faisait le 11 septembre quand les tours jumelles se sont effondrées. Lui, il savait parfaitement ce qui s’était insinué en lui le jour de la prise d’otages de l’hypermarché kasher. Suivre minute par minute les événements sans savoir, sans rien apprendre de nouveaux, l’ambiance autour de lui quand tous ses collègues recevaient en même temps le même flash info sur leur mobile. Certains anxieux, d’autres spéculant déjà sur les répercussions économiques, d’autres encore jubilant de suivre l’actualité en direct comme ils jubilaient de suivre la guerre du Golfe en direct pendant les bombardements. L’écœurement vint lorsqu’il entendit à la radio la retransmission de la bande sonore de l’intervention des forces armées et le retentissement des coups de feu. Etait-ce de l’information ? Avait-il besoin d’entendre ça pour savoir ? Pouvait-on être soulagé d’une mort quelle qu’elle soit ? Passé le choc, il continua son train de vie comme il avait toujours vécu. Son rythme effréné. Il sur investissait. Vendre de l’espoir, vendre autre chose que l’angoisse de la mort qui arrivait à sa porte. Cela dura plusieurs mois pendant lesquels progressivement dans l’anonymat de la nuit s’était installée la troisième journée.

Ce soir-là, il oscilla entre les deux chaînes d’information continue. La faille se creusait entre la guerre en Syrie, l’aéroport de Notre-Dame des Landes, les cours du lait et du soja et les campagnes politiques qui vantaient les mérites des traités de libre-échange et la reprise économique quand les sociétés de bus mettaient la clé sous la porte. Il soupira et soupira et soupirant encore. Il se dégonflait, rejetait, mais quoi ? Et c’est là qu’il changea de chaîne. Exit les infos, direction grand publique. Que se passait-t-il ailleurs ? Que regardaient les autres qu’il considérait hors de son élite ? À cette heure de la nuit, les rediffusions en boucle des télés réalité, les clips vidéos, les émissions de vente aux enchères d’espace de stockage aux loyers impayés, des talk-shows où les chroniqueurs rivalisaient de vulgarité, un reportage sur l’ours polaire et la calotte glaciaire et du téléshopping et des pubs, des pubs, des pubs : vantant les mérites de l’indispensable dernière tablette ou de la pâte à tartiner remplie de bon sucre et de cacao. Un reportage sur une famille allant aux Resto du Cœur prenant ces mêmes produits pour le petit déjeuner de ses enfants qui mangeraient devant ces mêmes publicités.

Un malaise grandissait en lui, comme une nausée qui le prenait et remontait de son ventre à sa bouche et une sueur froide et acide suintait de ses aisselles et son dos. Et il avait beau essayer de comprendre et changer de chaîne, les mêmes contrastes s’opposaient à chaque fois, toujours plus dérangeant, toujours plus agressifs. Et puis, et puis, il y eut ce vieil homme rabougri assis  devant un hangar de ferme qui expliqua comment il était devenu agriculteur après avoir été exploitant agricole, comment il était revenu à l’essentiel de ce que la nature fait spontanément et de l’équilibre qui en découle. Ainsi, son esprit et son corps percevait quelque chose qu’il avait toujours voulu nier. La prise de conscience lui était d’autant plus violente. Il participait à la quête du superflu, au déséquilibre et à l’inégalité. Le grand mensonge l’avait rongé.

 

Alix D.

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