Graines (10)

Graines (10) 800 400 Les rivières de [mo]

Elle

(6)

 

Cet état de grâce avait duré quelques jours. Des jours où chacun trouvait sa place, où Carine s’était sentie plus légère, avait pris plaisir à juste être à la maison sur un rythme plus calme. Elle recommençait à s’organiser, faisait du tri dans ce qu’elle continuerait de faire ou arrêterait, ses priorités, ce qui était vraiment utile ou important pour elle. Le grand vide comme pour ses placards. Et puis, un soir, Jérémie était rentré du collège, les yeux luisants de rage et d’injustice, elle ne l’avait jamais vu comme ça. Il était entré en trombe dans la maison, claquant la porte contre le mur.

-C’est dégueulasse ! hurlait-il, suivi par son père qui essayait de le calmer comme il pouvait. Jérémie rejoignit sa chambre, fit voler la porte de celle-ci, mit sa musique. Carine regarda Chloé.

-Il a eu une mauvaise note à son exposé. C’est quoi un hors-sujet maman ?

-Hors sujet ? Son exposé sur l’eau ?

Chloé hocha positivement la tête. Carine s’avança dans le couloir jusqu’à la chambre de Jérémie. Elle tapa délicatement à la porte, mais dût s’y reprendre plus fort tant la musique couvrait le reste.

-J’ai pas envie d’en parler, on a déjà tout dit dans la voiture ! entendit-t-elle à travers la porte.

Elle regarda David qui était à l’autre bout du couloir.

-C’est maman ! Je rentre !

Jérémie était allongé à plat ventre sur son lit, la tête cachée dans son oreiller. Elle ferma la porte, se dirigea vers le poste pour baisser le son. Elle s’assit à côté de lui sur le lit, posa une main sur son dos tout en faisant face au mur. Elle ne le regardait pas. Elle regardait les notes griffonnées, les dessins, illustrations encore punaisées sur le tableau de liège. Il s’était vraiment investi dans ce travail. Il en avait beaucoup parlé, toutes ses découvertes, la quantité d’eau qu’utilisait un français, un américain, un danois, un africain. La quantité d’eau perdue quand on ne ferme pas le robinet en se brossant les dents, etc. etc. Jérémie avait des facilités, alors il n’avait pas besoin de travailler beaucoup pour avoir des résultats corrects et ses parents lui avaient souvent reproché. Il répondait toujours que ça ne l’intéressait pas. Et cette fois, il y avait mis tout son cœur, il avait été passionné par le sujet et apparemment on l’avait brisé. Au bout d’un moment, Carine écouta la musique et surtout les paroles, elle se mit à rire tant ça lui paraissait ridicule, elle avait du mal à comprendre. Jérémie se redressa en s’appuyant sur un coude et se tourna vers elle.

-Quoi ? C’est pas drôle, dit-il vexé.

-Non, c’est la chanson !

Elle le regarda incrédule.

-C’est quoi ces paroles ?

Jérémie tendit l’oreille et se  mit à rigoler.

-Ouais, c’est pas terrible. J’écoute pas les paroles en général, j’aime bien la musique

-Mais, Jérémie, les paroles font partie de la musique. C’est une chanson. Non mais écoute ça?!

Ils se turent un instant et laissèrent un couplet s’écouler et se mirent à rigoler. Jérémie se redressa tout à fait et s’assit à côté de sa mère au bord du lit. Elle le prit par l’épaule.

-Bon ! Tu veux pas changer de musique qu’on puisse en parler sérieusement ?

Jérémie préféra baisser encore le son. Il revint s’asseoir par terre face à sa mère, Carine se laissa glisser sur le sol le dos appuyé contre le sommier. Elle le regarda en cherchant comment débuter.

-Hors-sujet ?

Il tourna la tête vers le mur en la bougeant en ce qui ressemblait à un oui contrarié.

-Tu m’expliques ce qu’a dit le prof ?

-Rien, s’énerva-t-il.

-Jérémie, le reprit sa mère avec la main tendue, explique à partir de ce que tu veux, OK ? On prend le temps.

Il acquiesça, prit une inspiration, se tritura les mains, les coudes sur ses genoux, en tailleur, fixa le tapis. Il regardait furtivement sa mère au fil de son récit.

-On est arrivé en classe, on s’est installé, on avait deux heurs de cours. Il y en a deux-trois qui sont passés. Maman, ils avaient tout copié sur Internet. Les mêmes schémas, les mêmes infos, j’ai rien appris, alors après j’ai voulu passer. Moi au moins, j’avais fait plus de recherches, j’allais leur apprendre des trucs ! Y’en a qui étaient étonnés et même qu’à la fin, ils me posaient des questions. Et moi, je me suis dit « c’est cool j’vais avoir une super note ! Pour une fois que j’ai fait le travail à fond ! » Et que même quand je suis venu m’asseoir, mes copains, ils m’ont fait des like pour me montrer que c’était trop bien ! À la fin des deux heures, ben le prof il donne les notes de tout le monde, devant toute la classe maman ! Et là, il dit « Jérémie » et toutes les têtes se tournent vers moi et moi, je suis trop content, et là, il dit quoi le prof ? Il dit « 4 » ! 4, maman ! 4 !

Il regarda Carine les yeux emplis de larmes.

-Il dit « désolé, l’exposé était bien mais hors sujet alors je te mets pas zéro pour t’encourager ». 4, maman ! 4 ! Et tous mes copains ils ont dit que c’était dégueulasse et Florian qui en rate jamais une pour se foutre de moi, il m’a traité de looser !

Il était écarlate.

-C’est dégueulasse, mon exposé il était vachement mieux que celui des autres et Florian, il a dit que ça m’apprendra à me la péter ! Mais n’empêche ça mérite pas un 4. À quoi ça sert que je travaille pour avoir 4 et qu’en plus, on se moque de moi !

Carine s’avança vers lui et le prit dans ses bras. Il ne voulait pas, elle garda sa main dans la sienne. Il se mordait les lèvres, se grattait le bras de l’autre main. Elle ne ferait pas grand-chose de plus pour le moment.

-Tu veux aller te défouler avant le repas ? Courir, jouer au foot dans le jardin ?

Il réfléchit un instant, acquiesça. Ils se levèrent, sortirent de la chambre. Jérémie alla sur la terrasse et prit son ballon de basket. Il fit des paniers. Dans la cuisine, David s’activait à couper les légumes, Chloé était à table à faire ses devoirs. David l’interrogea muettement.

-Je vais y réfléchir…

Il ne sembla pas comprendre la réponse. Elle fit non de la tête pour qu’il n’insiste pas. Elle demanda Chloé si ça allait pour elle.

-5 sur 5.

Carine s’activa à son tour à la préparation du repas. Jérémie rentra trente minutes plus tard. Il avait l’air plus détendu. Il vint embrasser sa mère, proposa d’aider. Il mit la table et resta silencieux toute la soirée. David et elle était encore en train de ranger quand Jérémie vint les saluer pour le coucher. Elle l’interpella avant qu’il ne passe la porte.

-Jérémie ?

Il se retourna.

-Je verrai ton professeur !

Il accepta sans rien dire et partit. David allait ouvrir la bouche pour protester.

-Ça ne se discute pas ! Dis-moi juste si tu veux venir.

Il acquiesça.

La semaine suivante avait lieu la réunion parents professeurs. David avait rarement vu Carine aussi déterminée et il avait du mal en savoir les raisons. Pourquoi le hors sujet de leur fils prenait de telles proportions. C’était triste en effet de l’avoir vu dans cet état, mais il allait déjà mieux. David devait reconnaître qu’il avait accompagné Carine à cette réunion parce qu’il avait un peu peur de ce qui allait s’y passer. Ils rencontrèrent le professeur de mathématiques, de français, de sports, arts plastiques quand arriva le tour de celui d’histoire-géographie. Carine était calme, David, vigile. Lorsqu’ils prirent place, David s’installa en diagonale de sorte qu’il pouvait voir et sa femme et M. Durand. Il se sentait dans la peau d’un arbitre avant le début d’un match de boxe à enjeu. Carine et David se présentèrent. En face, M. Durand opina du chef, les avant-bras sur le bureau les extrémités des doigts se touchant en une parfaite symétrie. Tout était symétrique en lui de la pointe de la tête en descendant vers le front, l’attache des lunettes, le nez, la bouche, le menton, la gorge, les boutons de sa chemise à carreaux bleus et blancs fermée jusqu’en haut, le col V du pull bordeaux, l’absence de sigle de marque sur la poitrine permettant de descendre sans encombre jusqu’à ses mains, là, pouce contre pouce, index contre index etc. etc. jusqu’aux auriculaires.

-Jérémie… Oui.

On sentait dans son ton un manque de passion évident pour leur fils. Soit, ce n’était pas le sien mais quand même.

-Bon élève, nécessiterait de s’investir davantage, vous comprenez, un potentiel comme celui-là mériterait d’être stimulé.

David n’eut pas le temps de réagir, Carine embraya. Son ton était calme, elle esquissa un sourire charmant.

-Et comment stimuleriez-vous ce potentiel ? Quels conseils pourriez-vous nous donner en tant que parents ?

Quelque chose en David se tendit. M. Durand prit une inspiration, leva les yeux pour réfléchir.

-Bien, expira-t-il, comment dire… Je pense qu’il faut partir de ce qu’il aime, nourrir sa curiosité, son intérêt. Faire en sorte qu’il ait soif d’apprendre, le laisser se passionner…

David n’écoutait plus, il ne voyait que Carine souriante et hochant positivement de la tête et sentait cette boule se former dans sa gorge. La scène se passait devant lui, hors de lui, spectateur mû par une sorte de fascination morbide alors qu’il sentait l’accident arriver.

-Et donc, partant de ce principe, que diriez-vous d’un ados qui a passé des heures « passionnées » à étudier un sujet d’exposé et en traiter le moindre détail, jusqu’aux dernières évolutions du cycle de l’eau telles que l’impact de l’agriculture intensive, la disparition des bocages sur la régénération des réserves souterraines ou encore les disparités de répartition géographiques ou encore les moyens d’économiser l’eau pour préserver ces mêmes réserves et auquel vous avaient mis un hors-sujet ?

M.Durand d’abord un peu quoi repris sa respiration pour enchaîner mais Carine ne lui en laissa pas le temps.

-Bien M. Durand, je pense que nous allons suivre vos conseils, le soutenir dans ses passions et tous les hors sujet qu’il pourra faire au nom de celles-ci, je crois en effet qu’il apprendra bien mieux ainsi.

Elle se leva, continua de sourire, tendit la main pour le saluer et sortit. David sourit à son tour poliment il la suivit. Ils ne virent pas plus de professeurs. De toute façon, « Jérémie est un bon élève s’il s’en donne la peine » était le leitmotiv d’à peu près tous. Arrivés à la voiture, David au volant soupira en introduisant la clé.

-Ça c’est plutôt bien passé, non ?

Carine fit un « hum… » laconique.

-Tu en veux vraiment à ce prof, hein ?!

Il ne savait pas s’il aurait dû formuler cette question. Il en était encore au stade où il était incapable de prévoir les réactions de sa femme. Il était soulagé qu’elle n’ait ni crié ni pleuré devant M. Durand, mais il n’était pas sûr de saisir l’importance que cela avait pour sa femme. Elle finit par répondre.

-Pas à lui particulièrement.

Le regard intrigué de David lui fit comprendre qu’il attendait plus de précisions.

-J’en veux à tout ce genre de prof, formatés, étriqués, qui ne savent pas sortir de leurs grilles de correction, qui nous inculquent dès la plus tendre enfance jusqu’à la fac qu’il faut absolument rentrer dans le cadre, appliquer des formules toutes faites, qu’il vaut mieux avoir la tête bien pleine que bien faite, qu’il ne faut surtout pas réfléchir, sortir des limites, être original ou tout simplement soi ! Du formatage, de la discipline, former de bons petits élèves pour former de bons petits travailleurs qui plus tard dans leurs emplois ne se poseront même pas la question de pourquoi les choses se font de telle façon, ni dans quels objectifs parce qu’on leur a appris toute leur vie que c’est comme ça et qu’on les aura dressés à ne rien remettre en question et tout ça pourquoi ? Pour plus de productivité, pour plus de déchets, de pollution, de supermarchés, de maladies et même de morts ! Et pour un matin finir au fond de son lit sans comprendre comment on en est arrivé là ! Il est hors de question que je laisse mes enfants se faire laver le cerveau comme on me l’a fait tu m’entends, tout ça c’est plus possible. Y’a pas de vie là dedans, c’est pas ça que je veux pour eux.

Son regard était brillant. À la fois triste, en colère et désespéré comme un animal apeuré et acculé dans un coin. David réalisa qu’il ne s’était jamais posé toutes ces questions. Il pensait avoir une conscience citoyenne mais ça aussi, il avait été éduqué avec et n’avait jamais pensé à l’analyser. S’il devait remettre en question l’ensemble de ses fondements, il n’imaginait pas le gouffre que cela représenterait. Il voyait pourtant clairement maintenant celui de Carine. Il la prit dans ses bras, plus pour lui que pour elle. Elle était devenue à cet instant la seule chose tangible et réelle qui l’entourait. Quelque chose craqua en lui. En rentrant à la maison, ils ne discutèrent pas de la réunion. Spontanément Carine comme David sans concertation prirent Jérémie dans leurs bras, l’embrassèrent et lui dirent qu’ils étaient fiers de lui, ils firent de même avec Chloé. Ils se fichèrent de la table non débarrassée, du bazar, les boîtes repas étaient vides, la maison était debout, les enfants avaient survécu quelques heures sans eux. C’était bien ainsi. En se dirigeant vers leurs chambres respectives, Chloé regarda Jérémie.

-Ils sont bizarres…

Jérémie haussa une épaule, ferma sa porte et sourit pensivement.

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