Elles
(2)
Elle ne sut dire combien de temps avait passé quand il se produisit ce changement, au-delà d’un changement, un cataclysme. Elles furent remuées, secoués, elles se bousculèrent, s’entrechoquèrent, se percutèrent même violemment dans un contraste incompréhensible avec la passivité qui avait précédée. Leurs voix s’éveillèrent, se levèrent et des cris fusèrent lorsque la lumière soudain jaillit. Aveuglante, brûlante, effrayante tant elles en avaient oublié sa nature. Soudain, elles furent précipitées dans le vide et percutèrent un sol à la fois mou et rugueux, sale, rêche. Elles furent frottées, roulées, inspectées pour quelques-unes, portées pour en scruter chaque détail. Une nouvelle crainte les saisit. Étaient-elles assez conformes ? Avaient-elles passé l’inspection ? Là, soumises au jugement de l’œil sévère, elles étaient une fois de plus suspendues dans leur devenir. L’homme se racla la gorge, hocha positivement de la tête, regarda les terres à l’horizon, regarda à nouveau sa paume de main et les propulsa dans un geste sûr et expérimenté sur ce sol dur et froid. Et elles seraient des milliers et des milliers encore, si infimes soient-elles à subir le même destin. Était-ce une rencontre ? Peut-être pas encore.
Elle savait juste qu’elle serait désormais seule, séparée de ses compagnes. Elle atterrit abruptement. Il lui fallut un certain temps pour reprendre ses esprits et découvrir ce qui l’entourait. Elle reposait sur une matière marron, grumeleuse, collante, humide, à l’odeur légèrement acide et subtile. De loin en loin, on retrouvait les mêmes stries régulières qui la marquaient, comme un dessin à la fois esthétique et dérangeant, comme une succession de scarifications qui selon les profondeurs pouvaient mener jusqu’à l’éventration. Elle en fut particulièrement attristée, sensible à la souffrance de ses compagnes dans ce paysage désertique et uniforme. Elle tenta de prendre davantage contact avec la terre, d’en analyser les ressources et de créer de nouveaux liens. Cela prendrait du temps et pourtant loin de la langueur qui avait précédée, elle sentait en elle une forme d’urgence. Urgence à mettre en route le grand programme, urgence à s’aider de la nature pour le mettre en route. Et pourtant, rien ne venait. Aucun ami ne traversait cette boue, aucun nutriment ne baignait son écorce. La terre était vide, presque morte. Elle entendit ses compagnes émettre le même râle anxieux, une autre angoisse, comme une peur de ne pas y arriver, la peur de disparaître inutile et isolée.
Plusieurs jours passèrent. Dans une succession de froid, de vent, de pluie puis de sécheresse. Et elle restait stérile. Quelques points de verdure apparaissaient çà et là qui avaient dû s’adapter, trouver les ressources pour croître. Mais rien pour la nourrir, elle. Elle les observait, les admirait dans leur capacité à réussir là où elle échouait. Et puis un jour, un bourdonnement apparu. D’abord éloignée, la vibration se fit plus forte et la terre se mit à trembler. Et le bourdonnement devint grondement et elle bascula sous l’effet des secousses évitant de peu une masse compacte, noire et craquelée de formes géométriques qui tournait sur elle-même en s’appuyant sur le sol et emmenant avec elle le peu de chez elle qu’elle avait pu se construire. Et la pluie l’aspergea. Loin de la douche apaisante des derniers jours, celle-ci l’agressa, la brûla, elle s’imagina qu’elle lui arrachait la peau et la faisait fondre. Le liquide attaqua le peu de verdure qui avait vaillamment lutté, pénétra la terre et imprégna les racines. Il empoisonna les insectes qui n’avaient pas eu le temps de fuir. Et cela se répéta à coup de -xan, de -xide, de -phore, de -ate, d’acides, de basiques, en gouttes ou en poudres, sous toutes ses formes qu’elle ne comprenait pas et qui ne parlait pas à son écorce, ni à ses entrailles. Et plus le monstre rouge venait abreuver la terre, et plus elle se dépeuplait. Elle entendait certaines de ces compagnes se forcer, combattre le repos pour germer quand il n’en était pas le temps et pousser laborieusement, lentement centimètre après centimètre, nourries de ces ersatz qui les rendaient fragiles et fades de peur de ne pas jouer leur rôle, de lassitude face aux agressions. Résignées. Pour autant, elle ne résistait pas. Elle attendait, comme elle avait attendu dans le noir et même si ces compagnes cédaient à cette pression, d’autres comme elle, perpétuaient le chant presque oublié du grand projet.
Elle
(2)
16h30 marquait habituellement le début du triathlon que toute bonne mère de famille se devait de remporter au quotidien. Sitôt la journée de travail terminée, il fallait se précipiter à sa voiture tout en listant le nombre des épreuves à franchir jusqu’au coucher du soir.
-17:00 les enfants seront sortis de l’école
-avant passer à la boulangerie, prendre goûter et pain pour le repas du soir
-si c’était un mardi, journée du doublement des points sur la carte de fidélité, faire les courses
-selon promotions en cours repérées dans les différents prospectus, différentes haltes dans les magasins concernés
-une fois la maison :
- étape 1 : mettre une lessive en route, tanner les enfants pour qu’ils vident leur sac de sport
- étape 2 : ranger les courses
- étape 3 : préparer le repas
- étape 4 : pendant la cuisson du repas, encadrer les devoirs qui se font sur la table de cuisine. Osciller du cahier, à la casserole tout en enjambant le chien couché au milieu du chemin.
- étape 5 : faire ranger les cahiers et inciter les enfants à mettre la table, pas de tire-au-flanc toléré. Vérifier que rien n’est oublié, continuer de remuer dans la casserole.
- étape 6 : retour du mari, surveiller où il pose ses affaires pour les retrouver quand il les aura perdues.
- étape 7 : repas et gérer la liste des questions qu’il faudra anticiper pour le lendemain, les carnets à signer, les affaires à préparer. Rappeler aux enfants qu’ils doivent ranger le linge qui a été repassé le matin avant de partir au travail.
- étape 8 : faire débarrasser la table, pendant que le mari fait la vaisselle, passer l’aspirateur et laver par terre. Entre-temps, arbitrer quelques conflits notamment l’occupation de la salle de bain.
- étape 9 : faire le tour des chambres, rappeler deux ou trois choses aux enfants pendant que le mari sort avec le chien et un ou deux enfants s’ils le veulent bien.
- étape 10 : lister ce qu’il y aura à faire le lendemain, gérer le coucher.
- étape 11 : on s’écroule.
Là, échouée dans son canapé, David lui rapportait une infusion, son petit moment de tranquillité du soir. Ils se posaient ensembles dans le salon, loin des trépidations de la journée. C’était le moment où ils pouvaient enfin se parler, se retrouver, partager en couple, sans les enfants. Une vie bien organisée, un rêve, une maison, des enfants, un mari et une femme qui avait tout les deux du travail, des vacances une fois par an et des fois même deux, les repas de famille et leurs traditions. David regarda sa femme, lui passa la main dans les cheveux, son regard était aimant et soucieux. Il la trouva fatiguée. Il savait que depuis plusieurs semaines, elle n’éprouvait plus la satisfaction qu’il voyait sur son visage la journée écoulée. Elle ne savait pas dire d’où ça lui venait, comme une lassitude qui s’était imissée en elle. Elle avait peur de s’éloigner de lui, de ses enfants, des amis. Elle ne mettait juste plus de sens à cette façon improductive de mener sa vie. Elle doutait de ses qualités professionnelles, de son rôle de mère, d’épouse, de femme. Elle se sentait inutile, avait toujours l’impression de ne pas en faire assez. Par moments, des bouffées d’angoisse la prenaient. La première fois, c’était en changeant de sac-poubelle. Elle s’était demandée quand elle l’avait fait la dernière fois, ça lui paraissait hier. Elle était restée figée dans le cellier, devant la poubelle ouverte, le regard perdu dans cette vision de détritus amassés en quelques jours : pots de yaourt, restes du repas du soir, épluchures, emballages de fast food, poussières du balais, découpages des cours des enfants, emballages individuels de paquets de biscuits… Et c’était là-dessus qu’elle se bloqua, comme sidérée, sentant une peur profonde dans les viscères remonter à la gorge comme une nausée, ce papier d’emballage argenté à logo rouge éventré. Elle pensa, peut-être trois ou quatre jours depuis l’achat de ces biscuits, peut-être trois ou quatre jours depuis le dernier changement de sac-poubelle. Un vertige la prit. David la retrouva assise par terre, la tête entre les genoux dans ce même cellier une heure plus tard. Ils pensèrent à un coup de fatigue, le travail était stressant en cette fin d’année à l’approche des vacances d’été, beaucoup de projets à boucler. Et puis, c’était revenu, une fois pendant les courses, une autre au fast-food, et encore une autre alors qu’elle jardinait. Elle traitait ses rosiers et elle observa pendant de longues minutes le produit s’écouler sur les feuilles, les tiges puis pénétrer la terre. Le médecin avait parlé de fléchissement d’humeur du à du surmenage. Mais elle savait qu’il y avait autre chose. Elle avait tout pour être heureuse, ne manquait de rien et pourtant ce malaise profond ne faisait que grandir en elle. David lui sourit, elle lui sourit en retour l’air de s’excuser piteusement de son état. Elle se blottit contre lui alors qu’il allumait la télé. Il avait pris soin de vérifier le programme afin d’éviter toutes les émissions pouvant provoquer davantage de de culpabilité chez son épouse. Il fallait que ce soit gentil, distrayant et suffisamment éloigné de leur réalité. Ça devenait de plus en plus compliqué malgré la multiplicité des chaînes disponibles. Un jour, ils s’étaient fait la remarque qu’entre les chaînes qu’ils regardaient et celles des enfants seules 10 avait vraiment un intérêt sur les plus de 160 proposées. Il oscilla entre les quatre ou cinq chaînes les plus intéressantes et ils décidèrent de regarder un reportage leur faisant découvrir les trésors de l’Afrique de l’Ouest, la culture, la faune, la flore. Ils se dirent qu’ils aimeraient découvrir ce pays aux couleurs si contrastées et chaudes. Ils se rapprochèrent un peu plus, David embrassa sa femme sur le front. Il la sentit se détendre dans ses bras. Une soirée d’accalmie. Il songea comme la nature peut être magnifique. Des hippopotames laissaient émerger leurs naseaux d’une mare, la tête couverte d’une multitude de petites feuilles vertes, une oreille pivotant d’avant en arrière, le regard noir visant l’objectif de la caméra. Et c’est là qu’elle se brisa, fondit en larmes qui ne cessèrent plus de la soirée, hoquetante. Le cœur de David s’étreignit de toute l’impuissance qu’il ressentait face à celle qu’il aimait. Il la serra fort dans ses bras, lui caressa le dos, la berça comme une enfant, lui essuya le nez, remit ses cheveux en place derrière ses oreilles. La tête posée sur les genoux de David, exténuée, elle finit par se calmer. Les yeux gonflés commencèrent à se plisser légèrement. Elle s’excusa plusieurs fois. David ne parlait plus, il la tenait juste, il ne pouvait être présent physiquement, lui tenir la main comme un ancrage dans la réalité. Ne pas la perdre. La garder avec lui. Les yeux se fermèrent, elle murmura:
-je ne les verrai jamais, on a tout détruit.
Il se pencha vers elle, tendant l’oreille, interloqué :
-quoi ?
Il entendit dans un souffle :
-les hippopotames…
Lui
(2)
Mais alors comment faire ? Comment faire quand toute sa vie on a été élevé dans l’importance de la productivité, de la consommation et de sa propre participation à cette même productivité et consommation au nom de la sacro-sainte économie qui devrait permettre à chacun de s’enrichir et d’améliorer sa qualité de vie ? Comment faire quand on constate que cette même économie participe des inégalités croissantes que l’on observe et que celles-ci ne sont pas dues uniquement au manque de chance du milieu dans lequel on nait ? Comment ferait-il, lui, pour se lever de matin, se regarder dans la glace et partir travailler maintenant qu’il comprenait tout ça et n’arrivait plus à fermer les yeux ? Il ne savait pas. Là, hébété, allongé en travers de son lit à regarder le plafond les bras en croix, il ne pouvait ni dormir, ni se lever, ni ne rien faire. Son cerveau était pris dans une espèce d’étau de vide où aucune pensée ne pouvait circuler ou se fixer et qui pourtant le fatiguait. Et il ne voulait pas rester là à ne rien faire et il ne voulait pas entamer la journée. Dans cet entre-deux où pour le moment rien n’avait changé et tout était possible à la fois, il attendait une certitude. Celle de savoir par où commencer et comment. Le pourquoi lui semblait évident, même s’il n’en percevait pas pour le moment toute la teneur.
Au bout d’un moment, son corps se redressa, s’appuya sur le mur, les jambes tendues sur le lit. Son bras droit s’étendit et attrapa l’ordinateur portable sur le chevet, l’alluma machinalement, entra le code de sécurité, ouvrit le moteur de recherche. Et le même vide le prit. Chercher quoi ? Comment échapper à la consommation ? Comment échapper à la merde qu’on produit et qu’on vend ? Ma foi, pourquoi pas, au point où il en était, il verrait bien ce que ça donnerait. Il y trouverait peut-être finalement plus de réponses que ne lui en avait apporté, ce qu’appelaient les bien-pensants, une bonne éducation. Il tapa « comment échapper à la merde qu’on produit et qu’on vend ». Les premières réponses sur le démarchage téléphonique ne l’intéressèrent pas. La troisième, elle, était moins anecdotique et l’intrigua : « les 10 multinationales les plus dangereuses du monde » et rapidement dans la liste, des sites Web de consommateurs critiquant tel ou tel produit de l’obsolescence programmée et une page sur la liste des produits Monsanto en France.
Il commença par les multinationales : des compagnies pétrolières, les exploitations de pierres précieuses, les cigarettiers, le soda, l’industrie pharmaceutique, la junk food mais aussi rapidement des entreprises faisant de l’alimentation dite de qualité et vantant des valeurs de santé chez nous en Occident. L’exploitation des terres, la déforestation, les soulèvements politiques mis en place afin de mieux profiter des ressources souvent au détriment des populations locales, comme la pénurie d’eau dans des villages mexicains, la pollution des rivières, les modifications génétiques des variétés changeant les écosystèmes et les traitements chimiques massifs. Tout ça semblait ressortir d’un grand complot, ça lui paraissait trop gros. Et en même temps, quelque chose en lui ne pouvait s’arrêter. Il parcourut des pages et des pages de sources diverses, des fiables, des plus douteuses, mais également des officielles et les contrastes étaient trop fort pour que tout ça ne soit que le délire de quelques paranoïaques. Il le sentait lui-même.
Il ne savait pas depuis combien de temps il était sur son ordinateur. Dans un état second, il avait appelé le travail, s’était excusé de son absence, avait dit être malade, branché l’ordinateur sur le secteur et s’était replongé dans son écran. Il trouva plusieurs reportages sur Coca-Cola, Monsanto, La guerre des graines, l’obsolescence programmée, l’industrie du sucre. Tout s’agençait si parfaitement que le grand complot sur lequel il avait si longtemps fermé les yeux changea de nom et devint uniquement la société de consommation : une fantastique organisation régulière de surproduction au détriment de la nature, de la planète, des individus fragiles pour fournirent toujours plus de d’objets, informatique, vêtements, aliments, sucre, de mauvaise qualité, prévus pour être changés rapidement dès leur conception et dont on rend les gens accros en leur faisant croire qu’ils seront plus heureux en en ayant toujours plus et que l’on a réussi dans la vie que si on les possède. Il pensa à sa propre consommation, à sa penderie, son téléphone changé tous les six-huit mois pour avoir le dernier, son ordinateur portable, sa TV écran plat, ses DVD, sa hifi, sa montre connectée et sa quête effrénée de performance et d’insatisfaction. Et tout cela tournait en boucle dans sa tête.
Il se réveilla la bouche pâteuse comme d’un sommeil pénible et non réparateur. Il avait mal partout, la tête, le dos, tout son corps était lourd, comme écrasé. Il était passé à la broyeuse psychique et il s’était réveillé avec toujours la même prise de conscience. Il regarda l’heure et la date sur son téléphone : 11h43, 2 jours avaient passé. Il s’arracha du lit, se dirigea vers la douche, la mis à couler pour réchauffer l’eau et se regarda dans le miroir. Ses yeux étaient gonflés, rougis par l’excès d’écran, ses cheveux en bataille, sa barbe avait poussé. Il enleva la chemise et le pantalon de costume qu’il portait quand il était rentré du travail. Il entra dans la cabine et laissa l’eau lui piqueter le visage pour en extraire le marasme et le laisser ruisseler sur son corps, couler par les égouts. Après un moment, il se savonna pour en éliminer les restes, se frottant énergiquement pour sentir chaque centimètre carré de sa peau, se lava les cheveux. Il coupa l’eau, tendit le bras, s’enroula dans sa serviette et resta le regard hagard à fixer le joint de carrelage. Puis, il finit de se sécher, enfila des vêtements et se dirigea vers la cuisine. Il ouvrit le frigo, les placards, prit une boîte de raviolis, l’ouvrit et la jeta dans un plat au micro-onde. Il parcourut l’étiquette. Il sortit le plat, prit une raviole en bouche et tout en mâchant, rechercha la marque sur son ordinateur. Il mangea mécaniquement, regarda la composition, ne finit pas son assiette, reprit son ordinateur et s’installa dans son canapé. Il fixa le mur et puis lui revint cette pensée de la veille dans son demi coma « attendre que d’autres aient la solution ». D’autres avaient peut-être déjà eu la solution. Il regarda les touches du clavier, un espoir remuant au creux de son estomac. Il réfléchit à sa formulation et écrivit « comment sortir de la consommation ».
Alix D.
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