Elle
(3)
Les jours suivants coulèrent comme un mirage. Le lendemain elle n’avait pas pu se lever. C’est David qui l’avait portée au lit, le matin il avait géré les enfants en leur demandant de laisser leur mère se reposer. Il avait appelé son travail puis le médecin. BURN OUT, la sanction était tombée. Elle n’en fut même pas troublée. Ça avait donc un nom ce marasme. Il avait aussi dit dépression et parlé des traitements.
Elle ne savait pas combien de temps il lui avait fallu pour sortir du lit, ni au bout de combien de jours elle s’était enfin douchée et habillée. Tout lui paraissait lointain. La vie continuait sans elle. David menait la maison et puis, il en avait eu assez et l’avait obligée à se lever, se laver, manger et surtout il avait laissé les enfants libres de leurs paroles. Une mère alitée ça inquiète. Surtout quand ça n’est jamais arrivé. Elle s’était pris de face sa propre éducation et était venue à table un soir où Chloé, au bord du lit, lui avait dit que si elle dormait trop la journée elle ne dormirait plus la nuit et surtout avec le ventre vide. À croire qu’à huit ans on a plus de bon sens qu’un adulte. À croire qu’elle l’avait entendu se lever cette nuit. Son aplomb l’avait déconcertée, elle s’était levée. C’est bizarre comme en quelques jours on peut se sentir étranger dans sa maison, dans sa famille. Elle se surprit à penser que ses enfants avaient grandi, vécu de nouvelles aventures qu’elle n’arriverait jamais à rattraper. Elle les regarda avec une nouvelle intensité et comprit que rien n’était acquis. David lui posa une main sur le bras, lui sourit d’un air qui se voulait chaleureux et rassurant et qui pourtant laissait poindre tant de questions et de fatigue. Elle mangea ce qu’elle put, surprise du goût des aliments, habituée à ses propres recettes, elle redécouvrait d’autres saveurs.
Jérôme raconta son projet d’école. Avec le collège, il préparait une exposition sur le thème du cycle de l’eau. Il semblait passionné de voir comment tout était connecté. Il demanda à son père pour l’aider dans ses recherches sur Internet. Comme il avait grandi, déjà douze ans depuis qu’elle l’avait accueilli dans ses bras et Chloé huit. Chacun débarrassa son assiette. De retour dans la cuisine, elle vida ses restes dans la poubelle et prit le saladier de purée pour faire de même.
-Non, laisse, je ferai des beignets demain avec, lui dit David en lui reprenant des mains.
Elle le regarda l’air un peu hagard et ne comprenant pas.
-Oui, désolé, comme c’est un peu compliqué du tout faire, je fais double usage des plats. Ma mère faisait des beignets à la friteuse avec les restes de purée quand j’étais petit. Ça fera moins de travail demain soir et comme ça le menu est déjà prêt.
Elle regarda l’emballage sur le comptoir.
-Ah ! Oui, désolé, purée sachet, c’est plus rapide aussi.
Elle hocha la tête, prit le sachet vide et le jeta également. David devait assurer tant de choses en ce moment songea-t-elle alors qu’elle restait encore une fois figée sur la poubelle. Apparemment le Mac Do et la pizza avait aidé. Le sac était plein. Elle le retira et le sortit dans le garage, en mit un nouveau. À son retour, David était affairé à la vaisselle et Jérémie le tannait pour aller faire ses recherches.
-Je vais le faire avec toi, s’entendit-elle répondre.
Jérémie la regarda plein de sollicitude.
-T’es pas trop fatiguée ?
-Chloé m’a fait remarquer que j’avais dormi toute la journée, ça devrait être suffisant. Viens, tu vas m’expliquer ton sujet.
Ils trouvèrent plusieurs schémas sur la pluie, la montagne et la neige, la fonte, les torrents, les rivières, fleuves, la mer, l’évaporation, la répartition de l’eau sur la terre, ses états, le rôle des arbres, des lacs, les nappes phréatiques. David les rejoignit.
-Tout va bien ?
Elle leva le nez de l’écran et remarqua que la question était plus pour elle que pour Jérémie lorsque celui-ci l’interpela.
-T’as vu maman ? Il faut 1600 à 5 700 ans pour renouveler totalement un glacier.
Elle fut interloquée.
-T’es sûr ?
-Oui regarde ! Et 1400 ans pour les eaux souterraines, c’est quoi ça ?
David répondit à sa place en faisant le tour pour voir l’écran.
-Les nappes phréatiques, c’est quel site ?
-Le centre d’information sur l’eau.
David hocha pensivement la tête et fit défiler la page en tendant le bras entre elle et Jérémie.
-Impressionnant murmura-t-il.
Elle, elle ne sentait que cette boule au ventre qui la prenait si souvent ces derniers mois.
Ils trouvèrent d’autres sites. Tous disaient globalement la même chose, montraient les mêmes schémas. Ils se décidèrent à quand même consulter l’encyclopédie gratuite, même s’ils avaient un a priori négatif à cause de la fiabilité de certaines informations. Ce fut la seule page qui leur proposa une partie sur les perturbations du cycle de l’eau, déforestation, agriculture par monoculture intensive, urbanisation, immigration.
-C’est quoi la mer d’Aral ?
David expira brièvement comme pour réfléchir à comment expliquer à son fils les bêtises de l’homme contre la nature. Elle se leva, laissa sa place à son mari, elle n’avait plus le courage. Elle partit comme un fantôme quand Chloé l’interpella à la porte de sa chambre.
-Maman ?
-Oui ma puce.
-J’ai rangé ma chambre tu viens voir ?
Elle rentra dans un espace rempli de sacs-poubelle et de piles en tout genre.
-Chloé, c’est quoi ça ?
-Bah, j’ai fait du tri !
Elle regarda sa fille, s’approcha d’un sac et l’ouvrit.
-Du tri ? Mais depuis quand t’as fait ça ? Et tu jettes toutes tes affaires ?
-Non, c’est pour donner à Nissa à l’école.
-Nissa ?
-Oui, sa maison a brûlé, ils ont plus rien. Elle vit chez sa grand-mère, tu te souviens ?
Oui, elle se souvenait avoir dû rassurer sa fille plusieurs soirs avant de dormir et de ses angoisses de ne pas retrouver la maison en rentrant de l’école. Elle acquiesça en regardant Chloé.
-Tu veux lui donner tout ça ?
Elle ouvrit l’armoire, il n’y avait plus que deux pantalons et deux T-shirts.
-Chérie, c’est gentil, mais il faudrait voir si elle est d’accord et si sa mère est d’accord et il faut en garder un peu pour toi aussi. Et comment t’es venue cette idée ?
-Je sais pas. Y’a Zoé qui a ramené un petit poney à l’école, tout neuf, elle voulait nous le montrer et Nissa elle s’est mise à pleurer parce que les siens ils ont tous brûlé et moi j’en ai plein et j’ai d’autres jouets aussi, y’en a même avec lesquels je joue pas alors j’ai commencé par les jouets et puis je ne porte pas tout mes vêtements non plus et je lis pas tous mes livres alors voilà, et elle montre tous les sacs répartis aux quatre coins de sa chambre.
Carine attrapa sa fille, la serra dans ses bras et fondit en larmes.
-Papa, papa ! cria Chloé, paniquée.
David courut, détacha sa femme, la prit dans ses bras, la berça.
-Ça va aller, chut, c’est tout… Ça va aller.
Au bout de quelques minutes, elle se calma, il la regarda.
-Ça va ?
Elle opina du chef, le regarda les yeux encore brillants.
-Notre fille est formidable, rigola-t-elle en larmes.
Il ne comprenait pas, ils étaient là, écroulés au milieu de la chambre, Chloé debout, un peu sidérée lorsqu’il balaya la pièce du regard.
-Chloé, qu’est-ce tu as fait ?
Elle répondit se tortillant un sourire malicieux aux lèvres :
-Je sais pas…
-Viens ma puce, viens avec nous.
Chloé vint s’asseoir contre sa mère qui l’embrassa sur le front.
-Je vais t’aider à trier d’accord ?
-C’est vrai ?
-Oui, lui sourit sa mère, on va tous faire du tri et on va demander à la mère de Nissa ce dont elle a besoin. Et on va lui donner ce qu’on n’utilise pas. On a tous bien trop de choses. On peut partager.
Jérémie arriva à la porte.
-Est-ce que vous faites ?
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