Graines (9)

Graines (9) 800 400 Les rivières de [mo]

Lui

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Les jours suivants, Thomas avait rattrapé son retard, repris les rênes et sa créativité. Et pourtant ce décalage se maintenait. Il savait ce qu’il devait proposer et à qui, comment argumenter. Mais, il savait aussi qu’il n’avait pas envie de vendre ce qu’il plaçait, que maintenant, ses acheteurs le dégoûtaient. Au début, il s’était dit  « si ils savaient » et il lui avait rapidement fallu se rendre à l’évidence, oui, ils savaient, ils n’en avaient tout simplement rien à faire. Rien à faire de l’impact écologique et social de la fabrication de tel produit dans tel pays, de l’impact du transport, de l’endettement de certains pour se payer ces mêmes biens qui seraient rapidement dépassés, périmés, produits de fast fashion changeant toutes les trois semaines. Et l’argent que ça brassait était tout aussi volatile. Pareil pour les produits de bourse à rendement rapide qui n’offraient aucune stabilité au marché et qui risquaient de tout faire planter sur une simple rumeur. Il se mit à penser à son père qui arrivait difficilement à envoyer un mail quand lui magnait des colonnes de chiffres sans queue  ni tête. Il pensait aussi à tout ce que l’ancien avait transmis, toute cette richesse et à ces meubles construits par nécessité, mais aussi par plaisir. Les sculptures des pieds de table et de chaise. Concret, efficace. Lui n’était même pas sûr que les colonnes correspondaient vraiment à des billets, de toute façon les sommes étaient telles que personne ne pouvait vraiment comprendre ce que ça représentait. Il essaya de convertir en images, tas de billets, nombre de gens. Ça devenait si indécent qu’il attrapa la nausée. Il courut aux toilettes, rien ne vint. Il alla se rincer le visage au lavabo, se regarda dans la glace. Son visage était aussi pâle que sa chemise et ses yeux rougis par les écrans. Il irait bien voir son père en Normandie. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas appelé. On était vendredi. Il lui envoya un message. Il se mettrait en route à 18 heure.

Lorsqu’il arriva, il fut accueilli par Chantal, sa belle-mère.

– Ton père est au garage, il bricole encore. C’est bien de te voir, ça va le changer un peu.

Elle ne l’accompagna pas. Avec les années, il avait appris à apprécier Chantal. Il avait laissé tomber la rébellion adolescente et avait fini par comprendre que seule une femme à l’affection bienveillante pouvait supporter le taiseux qu’était devenu son père avec les années. Elle s’adaptait, ne jugeait pas, ne cherchait pas à le changer. Il n’était pas seul et elle non plus. Ça leur convenait à tous les deux. Alors il avait fini par comprendre qu’il n’avait rien à dire et que c’était aussi ça grandir, être adulte, laisser vivre les autres selon leurs choix.

– Salut ! lança-t-il dans l’ouverture du garage.

Son père leva une main, l’autre sur la hanche, le regard sur l’appareil éventré sur l’établi. Un batteur ou un mixeur, il ne savait pas, au plastique orange, il devait dater d’il y a 30 ans.

– On n’en fait plus des comme ça, lui montra son père d’un geste de la main.

Thomas fixait maintenant lui aussi la dépouille.

-Increvable…

-Sauf que là… Là, il est mort !

-Non… il faut juste…

Son père bidouilla 2-3 fils, brancha l’appareil, activa l’interrupteur. Rien ne se passa. il laissa tomber l’appareil.

-Bon… Oui d’accord, celui-là, il est mort !

-Parce que tu en as réparé d’autres ?

Son père le regarda fixement, intensément, plein d’assurance.

-Aucun.

Ils rigolèrent en cœur.

-En fait, t’es toujours aussi nul en électronique ! ?

-Toujours !

-OK, reprit Thomas en lui tapotant l’épaule, tu fais de très beaux meubles, c’est un don en soi !

-Sauf que j’ai déjà tous les meubles qu’il me faut.

-Je veux bien offrir un nouveau… C’était quoi ça ?

-Un mixeur plongeant.

-OK, j’achèterais un mixeur plongeant à Chantal.

Son père fit une grimace.

-OK, on dira que c’est toi qui l’a fait !

-Allez, arrête de dire des bêtises, on rentre.

Thomas et son père arrivèrent dans la cuisine alors que Chantal s’activait au repas.

-Bon, ton mixeur… Il est foutu !

-Ah ! Bah ça, c’est dommage quand même !

Elle fit un clin d’œil à Thomas qui lui montrait qu’elle avait fait une croix dessus depuis longtemps.

-Du coup j’ai bien fait d’en acheter un autre !

Son père sourit.

-Tu crois pas en moi, c’est ça ?

-Non, mais si tu veux de la soupe…

Thomas sourit devant tant de simplicité. Le repas se passa dans la même ambiance. Son père lui donnait des nouvelles de tout le quartier, fit le plan des travaux de la commune. Thomas éluda facilement la question du travail, son père n’avait jamais compris ce qu’il faisait. Chantal se moqua gentiment, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas été aussi bavard, elle remercia Thomas, ça mettait de la vie dans la maison.

-Désolé, je sais que je n’ai pas prévenu mais ça dérange si je reste dormir?

-Bah, on se doute bien que tu n’allais pas faire le retour ce soir, je sais qu’on est pas loin de la capitale, mais quand même ! Tu repars quand ?

– Je sais pas, j’y ai pas réfléchi.

-Ta chambre toujours prête !

Ils discutèrent de choses et d’autres. Son père sortit un digestif. Il se sentait bien là dans cette petite cuisine aux meubles construits par son père, l’estomac réchauffé par l’alcool. Son esprit fini par s’embrumer, signal du départ pour d’autres contrées. Il embrassa son père et Chantal et alla se coucher. Dans sa chambre rien n’avait bougé. Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait dormi là, il retrouva l’odeur des draps si familière et sombra.

Le lendemain, une petite cuillère essayait de lui enlever l’œil droit, pendant qu’un casque trop petit lui comprimait le crâne. Décidément son père l’avait chargé. La bouche pâteuse, il gagna la salle de bains et se rinça la figure, but quelques gorgées d’eau. Une fois douché, il descendit. Chantal repassait dans le salon devant la télé.

-Bonjour Thomas, bien dormi ?

Elle rigola quant elle vit sa tête

-T’aurais pas de l’aspirine ? fut sa seule réponse

-Regarde dans la cuisine, placard de droite au-dessus du téléphone.

Il fit un geste de remerciement et se dirigea mécaniquement vers l’endroit indiqué. Paracétamol, grand café et deux verres d’eau même si les dégâts étaient fait ça ferait du bien. Il fixa son verre un moment. Les brumes se dissipèrent peu à peu. Il rejoignit Chantal.

-Merci.

-T’as meilleure mine déjà.

-Il est…

-Dans le garage oui !

C’était étrange, elle semblait le connaître par cœur alors que, finalement, ils semblaient l’un et l’autre habiter dans deux parties totalement différentes de la maison.

Il retrouva donc son père au même endroit que la veille, occupé à trier des trucs. Alors, une autre réflexion le prit. Comment il pouvait encore trouver des choses à ranger alors qu’il passait ses journées…à ranger ? Il se demanda soudain si son père ne s’ennuyait pas. Il repensa à l’accueil de Chantal de la veille, le repas, ce garage si parfaitement organisé. Il regarda son père aussi plus attentivement. Il venait le voir régulièrement mais c’est vrai qu’il n’avait jamais passé la nuit là. Il avait toujours cru son père bien occupé. En fait, comme pour le reste, il n’avait jamais vraiment regardé, jamais vraiment voulu savoir.

-Salut !

-Bien dormi ? lui répondit vivement son père.

-Ma tête d’un côté, mon corps de l’autre.

-Ah, ça ! Quand on n’a pas l’habitude !

Thomas ne répondit pas. Il sortait souvent, buvait un peu, mais il ne se faisait plus avoir comme ça depuis longtemps. Il réalisa que, comme le reste, ses sorties étaient calibrées, autant de verres, rentré à telle heure, pas de débordement. Hier, il s’était posé, avait pris le temps et plus de verres. Il avait vécu sa soirée. Son père le regardait du coin de l’œil quand il reprit ses esprits.

-Tu fabriques quoi en ce moment ?

-Rien.

Thomas le regarda interrogateur.

-J’t’ai dit hier, j’ai ce qu’il me faut.

-Tu fais quoi dans ton garage alors ?

Son père balaya l’espace du regard.

-Oh ! Je bricole, j’fais mes trucs.

Thomas hocha positivement de la tête en regardant autour de lui comme le faisait son père. L’envolée lyrique de ce dernier s’était donc close avec la nuit. Son père finit par rompre le silence.

-Thomas, tu veux me dire ce qui ne va pas ?

Thomas fut surpris puis sourit. Comment pouvait-on cacher à son propre père qu’on n’allait pas bien. Fallait être bête ! Il prit une grande respiration, réfléchit. Il réalisa que les silences de son père n’étaient peut-être fait finalement que pour y mettre les paroles de l’autre, l’écouter lui, son fils, le laisser réfléchir, peut-être une déformation de l’ancien professeur des écoles, ou bien il était devenu professeur des écoles à cause ou grâce à cette capacité. Il se souvint que petit ou même adolescent, il avait toujours pu parler avec son père et que celui-ci avait toujours pu observer les changements en lui.

-Tu t’es déjà senti inutile dans ce que tu faisais ?

Son père ne répondit pas tout de suite. Il balaya une nouvelle fois les étagères immaculées  et l’établi du regard, le regarda, haussa une épaule. Thomas compris, pinça les lèvres.

-Je veux dire… avant la retraite, dans ce que tu voulais apporter au monde ? Je sais pas si c’est au monde, mais un truc comme ça ? En fait, je sais pas…

Son père s’appuya contre le plan de travail, les bras croisés, une main lui grattant le menton.

-A vrai dire, ça fait pas longtemps que je me sens comme ça. Avant, même à la retraite, j’avais des trucs à faire et je croisais les anciens élèves et ils me racontaient ce qu’ils étaient devenus et je me disais « whah, j’ai réussi ça ! » Tu te souviens du petit Benjamin qui avait du mal en lecture ? Dyslexique finalement. Il a un boulot, une femme, des enfants. Comptable. Il a toujours été meilleur en maths. Bah chaque fois que j’ai vu un gamin comme ça, ou que y’en a un qui s’en sortait, même longtemps après et qui venait me voir, je me disais « t’as pas fait tout ça pour rien ». Maintenant, c’est plus pareil. Ici, les jeunes restent pas. Ils vont à 20-30 km ou à Paris pour le boulot, alors… Il leva les mains en l’air. Alors… Tout ça… Ça s’efface…

Thomas comprenait cette sensation. Quelles traces allait-il laisser lui ?

-Toi, au moins, t’as aidé des gens. Des tas d’enfants. Moi, je vends des chiffres.

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