Lui
(8)
Les deux mois de préavis filèrent à une vitesse incroyable. Machinalement, il s’était mis à trier ses affaires, donner ce dont il ne voulait plus, mettre en vente ce qui pouvait l’être. Il sortit davantage également, se promena en ville, dans les parcs, vit des manifestations culturelles, ce qu’il ne faisait jamais en temps normal comme s’il devenait urgent de profiter avant de ne plus y avoir accès. La mise en vente de son appartement solda ce virage radical. Il ne recommença à penser qu’à la signature du compromis de vente. Etrangement léger, sans attaches, sans plan B non plus, cotonneux et calme.
L’ensemble de ses affaires tenait dans sa voiture. Il prit la route vers la Normandie. Son père n’avait rien dit, Chantal non plus. Il se poserait le temps nécessaire, pas davantage, on ne pouvait être plus précis.
– Pas de meubles ?
– Pas de meubles. Tu m’en feras à l’occasion !
Ils avaient vidé le coffre ensembles. Thomas avait remonté les affaires dans sa chambre. Là, au milieu de trois sacs et de quelques cartons, il s’allongea et s’endormit. Il se réveilla courbaturé le plaid du lit sur les épaules. Son père ou Chantal avait dû passer, ne pas oser le réveiller.
Une heure avait passée. Il se releva, s’étira, descendit. Chantal lui avait gardé une assiette au réfrigérateur. Il la passa au micro-onde se demandant à la fois comment ça fonctionnait en s’en émerveillant et comment s’en passer. Une escalope de poulet, des petits pois carottes. Chantal avait rajouté de l’oignon et de la salade à la conserve. Il mit la salade cuite de côté, mangea le reste. Souvent, petit, son père lui parlait de ses souvenirs de petits pois frais à peine sortis de la cosse, leur craquant et leur gout caractéristique. Il expliquait chaque fois toute la différence avec ces boulettes verdâtres, sucrées et molles qu’il ne savait pas nommer tant cela était éloigné de ce qu’il appelait le vrai légume. Il finit son assiette, jeta la salade, rangea la vaisselle et rejoignit son père et Chantal. Ils étaient assis côte à côte dans le canapé face à la télévision. Thomas prit le fauteuil. Il remercia Chantal pour le repas. Ils regardaient un reportage sur la nature, l’Afrique de l’Ouest de ce que lui dit son père. Thomas n’écoutait pas vraiment, il fixait l’écran. Des têtes d’hippopotames sortaient de l’eau les oreilles remuantes, leurs petits yeux attentifs. La terre était rouge, les arbres majestueux. Ça sentait la chaleur et les vastes espaces. La Côte d’Ivoire, la Guinée, la Burkina Faso. Burkina Faso, pays des hommes intègres. Thomas aima ce nom. Son esprit vagabonda à travers les villages, les cases, la brousse, les cascades. Il se demanda comment c’était de vivre là -bas. Les hommes dans le reportage avaient des téléphones portables mais quand on voyait les maisons tout paraissait si rudimentaire, les puits, les seaux, la lessive à la main faite dans les cours, les boutiques ouvertes sur les rues, entassées les unes sur les autres, les femmes des paniers sur la tête. Et les mobylettes. Les villes paraissaient aussi animées que Paris et à quelques kilomètres, la nature immense et sauvage, l’hostilité de la sécheresse, ou du moins ce qu’il en imaginait. Il ne connaissait rien de l’Afrique. Il rêva le reste en regagnant sa chambre.
Il erra encore quelques jours. Finalement, il était aussi peu bavard que son père. Ses journées se résumaient à se lever, se doucher, prendre un café, inspecter ses cartons, regarder par la fenêtre, surfer sur internet. Il se demanda pourquoi il avait gardé ses costumes. Est-ce qu’il les remettrait un jour ? Il s’était dit « on ne sait jamais », mais en fait il ne pouvait plus les voir. Ils représentaient tant de choses, à commencer par le mensonge. Et puis, il se mit à rire, ce n’était que des costumes, que du tissu. Rien d’autre. Les choses ne sont parfois que ce qu’elles sont. Il décida finalement de sortir, d’explorer le coin. Il demanda à son père s’il avait encore son vieux vélo, celui des sorties du dimanche. Il acquiesça, accepta de le lui prêter après quelques explications sur les caprices de la machine. Il n’avait pas prévu de faire une expédition, il ne répondit rien pour autant. Il se promenait d’un chemin à un autre, explorant la campagne alentour et les champs à perte de vue, la terre retournée et meurtrie par les tracteurs et huma les odeurs de terre et de lisier par endroits, souvenirs des épandages récents. Il s’amusa à se perdre, découvrit les entrelacs des routes tertiaires, comprit comment ils découpaient les parcelles. Finalement, il pédala tout l’après-midi, ne rentra que contraint et forcé à la nuit tombante. Il rangeait le vélo au garage quand son père arriva.
– Alors ce tour ?
Thomas haussa une épaule.
– Mouais, ce n’est pas comme Paris, ici il n’y a que de la terre !
– Oui de l’espace et de l’air aussi !
– Oh ! Tu sais, l’espace ce ne sont que des champs et l’air finalement vu tout ce qu’ils y mettent, il n’est pas si bon que ça.
Thomas tourna la tête vers son père, le sourcil levé.
– Bah ! Avec tous ces pesticides !
Il vit que son fils ne comprenait pas alors il poursuivit.
– C’est fini l’époque de la santé à la campagne. Ici les voisins tombent comme les feuilles en automne.
Il pointa en face.
– Leucémie.
Légèrement à droite et en face.
– Thyroïde.
Puis derrière.
– Lymphome, et j’en passe. Je ne sais pas ce que tu es venu chercher, mais ici tu n’auras pas la santé, je te le dis.
Thomas ne répondit pas. Il comprit que son père commençait à perdre tous ses amis, que la retraite n’était pas si dorée. Un doute le saisit.
– Et toi ?
Leurs regards se pénétrèrent le temps d’un silence.
– Moi ? Rien, pour le moment…
– Chantal ?
– Ça va.
Le regard de Thomas insista.
– Ça va, répéta son père.
Il y avait des jeunes aussi à ce que son père expliquait. Un nom frappa Thomas. Jérémie Guérin. Ils étaient ensembles au club de foot du primaire au collège. C’était un des meilleurs joueurs de l’équipe. Populaire et sympas, il plaisait à toutes les nanas. En troisième, il sortait avec Marie Duval. Le couple idéal.
– Il était en pleine forme et d’un coup…
Thomas resta une nouvelle fois silencieux, son père ne poursuivit pas. La main de Thomas tenait toujours le guidon, l’autre la selle. Il remit le vélo sur le crochet. Il n’arrivait pas à assimiler ces dernières informations. Ça n’avait pas vraiment de sens. Des images de Jérémie à l’entrainement lui revenaient. Il sentit une main sur son épaule comme si son corps reprenait une consistance tout à coup. Il vit son père à côté de lui.
– Désolé…ce sont des choses qui arrivent…à n’importe quel âge…Viens on va voir si Chantal a besoin d’un coup de main.
Thomas flotta jusqu’à la cuisine. Des pommes de terre se présentèrent à lui, accompagnées d’un couteau économe. Il s’assit à la petite table et entama le travail simple et répétitif qui ne l’empêchait pas de penser. Il n’avait pas vu Jérémie depuis des années, ils étaient presque étrangers au lycée. Il ne devrait pas être si ébranlé. Sa tête se vida et il ne vit plus que la lente progression de la peau sous la lame. Machinalement, il reproduisit ce jeu d’enfant, faire le tour du tubercule en une seule et même épluchure. Est-ce que cette pomme de terre venait du champ d’à côté, de quelque part en France ou du bout du monde ? Avec quoi avait-elle été arrosée ? Avait-elle reçu des engrais, des désherbants ou autres produits chimiques ? La phrase sortit toute seule.
– Pourquoi t’as jamais fait de potager ?
Son père le regarda étonné.
– Je ne sais pas. Je n’y ai jamais pensé. Tu sais les plantes et moi…
Chantal sourit amusée.
– Il a réussi à noyer une soulotte !
Thomas fronça les sourcils.
– Bah ! une soulotte, ça boit tellement d’eau.
Thomas comprit et sourit à son tour. Il leva les yeux vers son père qui haussa les épaules l’air contrit.
– Ma fois, ça changerait de la menuiserie… et puis je pourrais faire un coffrage en bois pour faire des carrés de culture.
Thomas et Chantal se moquèrent doucement. N’empêche que Thomas y penserait à ce potager.
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